9.
Je veux encore faire une autre supposition. Admettons que ceux que j'attaque disent vrai, qu'ils sont exempts de toute concupiscence, et qu'ils ne s'occupent du soin de ces vierges que par des motifs de piété, même dans cette supposition, je ne les trouve pas encore à l'abri de tout reproche, de tout châtiment. Quand même on n'aurait pas d'autre occasion pour exercer la charité, on ne devrait pas l'exercer dans des conditions, où la perte est plus considérable que le profit. Or, convient-il de négliger, pour les affaires temporelles d'une vierge ou deux, le salut d'une multitude infinie d'âmes? Non, sans doute, et un pareil acte de charité mériterait un blâme sévère. Vous avez mille autres occasions d'exercer votre piété , de l'exercer sans scandale et avec profit pour vous-même et pour les autres, pourquoi donc vous créer inutilement des embarras, et chercher le moyen le plus difficile, le plus funeste et le plus scandaleux de faire le bien quand vous pouvez le faire sans peine, sans danger et avec gloire ? Ne savez-vous pas que la vie du chrétien doit briller par toutes ses faces et que celui qui ternit sa gloire en quelque point sera partout, inutile et qu'il ne pourra rien gagner, quelques efforts de vertus qu'il fasse? Car, si le sel devient fade, dit Jésus-Christ, avec quoi salera-t-on? (Math. V, 13.) Dieu veut que nous soyons le sel de la terre , une lumière, un levain, afin que nous puissions être utiles au monde. Si des hommes irréprochables peuvent à peine convertir les âmes paresseuses, comment ceux dont la conduite a donné prise à la médisance ne seraient-ils pas coupables de la perdition de ces mêmes âmes? Après le crime, rien ne conduit plus sûrement à la damnation que le déshonneur.
Laissez-moi vous dire quelque chose qui vous étonnera peut-être. Quelqu'un qui pèche gravement, mais dans le secret et sans scandaliser personne, subira un châtiment moindre que- celui qui pèche plus légèrement , mais avec effronterie et en causant le scandale. Et pour que cette parole cesse de vous étonner, pour que vous ne la croyiez pas contraire à là vérité, je vous montrerai que cette sentence vient du ciel et que cette loi a été portée par Dieu même. Le bienheureux Moïse était le plus doux des hommes qui furent sur la terre, l'ami de Dieu, le plus grand des prophètes, et Dieu, qui a parlé aux autres par figures, a parlé à Moïse comme un ami à son ami. Ce grand homme qui fut si longtemps dans le désert, qui passa par tant d'épreuves , dont la vie fut si souvent en danger au milieu des Egyptiens persécuteurs de son peuple, et au milieu de ce peuple ingrat qu'il avait délivré de la servitude, une seule chose l'empêcha, après tant de fatigues et de si grandes actions, d'entrer dans la terre promise : le scandale qu'il avait donné à ceux qui étaient avec lui près du rocher d'où jaillirent les eaux miraculeuses.
C'est ce que Dieu nous donne à entendre quand il dit : Parce que tu ne m'as pas cru pour faire éclater ma sainteté devant les enfants d'Israël, à cause de cela tu ne feras point entrer ce peuple dans la terre que je lui ai donnée. (Nom. XX, 12.) Et pourtant en plusieurs circonstances il avait été moins obéissant encore; il résista à Dieu plusieurs fois, soit lorsqu'il l'envoyait en Egypte, soit plus tard dans le désert, lorsqu'il disait avec un sentiment d'incrédulité : Ils sont au nombre de six cent mille, et vous avez dit : Je leur donnerai la viande et ils mangeront autant qu'ils voudront. Mettra-t-on à mort les brebis et les bœufs, ou bien rassemblera-t-on tous les poissons de la mer pour leur suffire? (Nom. XI, 21, 22.) Une autre fois encore il se montra difficile, il refusait de conduire le peuple. Mais rien ne le rendit indigne des récompenses dues à ses travaux que le scandale auquel il avait donné lieu près du rocher des Eaux.
En elle-même cette faute était plus légère que les précédentes , mais comme elle fut accompagnée de scandale, elle fut jugée plus considérable. Les premières étaient pour ainsi dire particulières, commises en secret, mais celle-ci était publique, commise en présence du peuple tout entier. Dieu l'insinue dans le reproche qu'il fait à Moïse : Parce que tu n'as pas fait éclater ma sainteté devant les enfants d'Israël. Ces paroles noms découvrent la nature du péché et nous montrent pourquoi il n'a pas été pardonné. Si le scandale a fait ainsi punir un homme tel que Moïse, comment ne nous perdra-t-il pas, nous, misérables vermisseaux, hommes de rien? Ce qui excite au plus haut point la colère de Dieu, c'est de voir son nom outragé. Il le fait sentir à chaque instant dans les reproches qu'il adresse aux Juifs. — Mon nom, dit-il, est profané (Isaïe, XLVIII, 11), et encore: Vous profanez mon nom (Mal. I,12), et ailleurs : A cause de vous mon nom est blasphémé parmi lés nations. (Isaïe, LII, 5.) Et Dieu a tellement à coeur de prévenir ces outrages faits à son saint nom, qu'il sauve quelquefois ceux qui ne le méritent pas, afin que ce péché ne soit pas commis : Je l'ai fait, dit-il, pour que mon nom ne soit pas outragé, et encore : Ce n'est pas pour toi que je le fais, maison d'Israël, mais c'est pour que mon nom ne soit pas blasphémé. (Ezéch. XX, 9, et XXXVI, 22.)