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Mais quoi ! si nous pouvons, direz-vous, apporter une cause juste et raisonnable, n'aurez-vous pas parlé en vain? — C'est évident, mais je vous défie d'alléguer aucun motif légitime ; néanmoins, parlez, je veux être instruit. Avez-vous seulement l'ombre d'un prétexte? — Cette vierge, dites-vous, est sans défense, elle n'a ni époux ni tuteur, souvent même ni père ni frère; elle a besoin de quelqu'un qui lui tende la main, la console dans sa solitude et ses peines, lui fasse un rempart de sa personne contre ses ennemis , et la mette en sûreté comme dans un port à l'abri des tempêtes de la vie.
De quelle sûreté, je vous le demande, me parlez-vous ? Quel est ce port, cet asile ? Je vois bien une digue, mais elle ne met pas à l'abri des tempêtes, elle les excite au contraire; elle ne repousse pas l'effort des vagues , mais elle soulève des orages terribles qui sans elle ne seraient pas à craindre. Et vous ne rougissez pas, et vous ne voilez pas votre visage en vous défendant de la sorte ! Quand même, de ce ministère que vous prétendez remplir, il ne résulterait ni accusation, ni perte quelconque, ni scandale; quand vous pourriez vous en acquitter tout en conservant votre réputation pure de tout soupçon, ne serait-ce pas encore une tâche indigne de vous, que de grossir la fortune de ces jeunes filles, de les entretenir elles-mêmes dans l'amour de l'argent, de les lancer au milieu des affaires , de les former aux occupations mondaines , en remplissant près d'elles les fonctions, d'intendants, de procurateurs, d'avocats? Pourrez-vous parler de la pauvreté et conseiller le mépris des richesses, vous qui faites profession d'enseigner comment l'on garde son bien, comment on l'augmente, comment l'on entasse revenus sur revenus, vous qui vous êtes faits trafiquants, banquiers pour l'amour de ces jeunes filles; c'est bien inutilement que vous le ferez, je vous en avertis.
Que vos espérances sont petites ! Ne devons-nous pas porter la croix et suivre le Christ? et vous, rejetant la croix comme de lâches soldats qui abandonnent leur bouclier, vous prenez la quenouille et la corbeille, rentrant ainsi par une porte d'ignominie dans la vie du monde à laquelle vous avez renoncé. Quand on est marié, on peut sans honte s'occuper de ces soins, mais quand on est censé avoir renonce au monde , quelle hypocrisie et par conséquent quelle honte d'y rentrer sous un autre nom ! Je ne m'étonne pas de la réputation qui vous est faite, de gourmands, de flatteurs, de parasites, d'esclaves des femmes , puisque, mettant de côté la noblesse que nous avons reçue du ciel, nous l'échangeons contre la servitude et la bassesse des choses de la terre. Jadis des hommes, vraiment grands et généreux ceux-là, refusèrent d'administrer les biens des veuves, nonobstant les murmures qui éclatèrent à cette occasion, et regardant une pareille occupation comme au-dessous de la dignité de leur ministère, ils la confièrent à d'autres. Et nous, nous ne rougissons pas de vouer notre existence à grossir la fortune des autres, même au détriment de leur salut , de nous ravaler ainsi au rang des eunuques que ces soins regardent, nous à qui il a été commandé de porter tous les jours dans nos mains notre vie et notre âme pour toute arme contre nos ennemis.
Quoi donc, dites-vous, on enlèvera les biens des vierges; elles seront ruinées, circonvenues par leurs parents, leurs amis, les étrangers et les serviteurs, et nous verrons cela avec indifférence ! Belle manière de témoigner à cette vierge combien nous apprécions le sacrifice qu'elle a fait en renonçant au mariage, en méprisant le monde, en préférant Jésus-Christ à tout, que de la laisser exposée sans défense aux embûches de ceux qui voudront la dépouiller de ses biens. — Combien il vaudrait mieux pour elle qu'elle se mariât et vécût avec un époux qui administrerait ses biens, que de rester vierge en déchirant le pacte de son alliance avec Dieu, en déshonorant par une conduite mondaine une profession si sainte et si honorable, et en entraînant dans le même naufrage et les autres et elle-même ! Comment pouvez-vous dire qu'elle préfère le Christ à tout, puisque le Christ dit bien haut : Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent (Math. VI, 94) ; qu'elle méprise le monde et les biens présents, puisque vous lui conseillez de se passionner pour les plaisirs? Comment pourrez-vous exhorter une femme mariée à mépriser les richesses, vous qui en amassez pour une vierge ? et cette vierge elle-même, comment pourrez-vous la laisser unie constamment à Dieu, lorsque vous consumez votre vie et dépensez toute votre activité pour ses affaires temporelles ? Comment une vierge pourra-t-elle s'adonner à l'étude de la sagesse, quand elle vous verra, vous homme, vous indigner, vous irriter pour la moindre atteinte portée à ses intérêts pécuniaires ? Comment pourra-t-elle supporter avec résignation une perte d'argent, quand elle vous verra tout faire et tout souffrir pour augmenter sa fortune ? Ce n'est pas ainsi que Dieu veut nous voir délivrés de ces soucis ; il veut que nous méprisions les richesses et que nous renoncions à tout ce qui est de la vie présente; mais vous ne voulez pas que la loi de Dieu règne, vous ne le souffrez pas !