78.
Si quelqu'un, poursuit l'Apôtre, croit qu'il est honteux pour lui que sa fille passe sa jeunesse sans être mariée, et qu'il juge la devoir marier, qu'il fasse ce qu'il voudra, il ne pèche point si elle se marie. (I Cor. VII, 36.) — Eh quoi ! vous donnez à ce père toute latitude, et loin de l'éclairer sur son erreur, vous lui permettez d'en suivre les fausses lumières ! Pourquoi ne pas lui dire : celui qui se croit déshonoré par le célibat de sa fille est véritablement malheureux, puisqu'il regarde comme une honte ce qui devrait faire sa gloire? Pourquoi ne pas l'aider de vos conseils, et le dissuader de marier sa fille? mais les Corinthiens, me répond l'Apôtre, étaient encore faibles et attachés aux biens de la terre. Aussi n'eussent-ils pu goûter mes conseils au sujet de la virginité. Comment convaincre l'homme qui se préoccupe des soins de ce monde, et qui s'enthousiasme des prospérités de la vie au point d'estimer vil et honteux un état qui est au-dessus de tout éloge, qui nous rapproche des anges, et qui nous mérite le ciel?
Mais ne nous étonnons point de cette condescendance de l'Apôtre dans une chose permise, puisque nous la retrouvons dans une autre plus grave et contraire à la loi. Le choix des viandes et leur distinction en viandes pures et impures dénotaient chez les Juifs, et même chez quelques chrétiens de Rome, une foi faible et peu éclairée. Cependant l'Apôtre ne les condamne pas. Que dis-je ? il semble oublier leur faute, tant il blâme vivement leurs sévères censeurs. Pourquoi, leur dit-il, jugez-vous votre frère? (Rom. XIV, 10.) Mais quand il écrit aux Colossiens, ce n'est plus le même langage c'est un maître qui parle avec autorité : Que personne, dit-il, ne vous condamne pour le manger, ou pour le boire; car si vous êtes morts avec Jésus-Christ à ces premiers éléments du monde, pourquoi vous en faites-vous encore des lois, comme si vous viviez dans le monde ? Ne touchez point, vous dit,-on, ne goûtez point, ne mangez point. Cependant les choses que l'on vous défend, se détruisent par l'usage même que l'on en fait. (Col. II, 16, 20, 21.) D'où provient donc cette différence dans la parole et la conduite de l'Apôtre ? c'est que les uns étaient affermis dans la foi, tandis que les autres avaient besoin d'indulgence et de ménagements. La prudence lui commandait d'attendre que la piété eût jeté dans leurs âmes de profondes racines; il pouvait craindre qu'en arrachant trop tôt l'ivraie, il ne déracinât aussi le bon grain. C'est pourquoi sans les blâmer sévèrement, il ne laisse point de les reprendre indirectement. Sans doute il impose silence à leurs téméraires censeurs par cette vive apostrophe: Qui êtes-vous pour condamner le serviteur d'autrui? s'il tombe, bu s'il demeure ferme, cela regarde son maître. (Rom. XIV, 4.) Mais par le fait même il réveille également l'attention de celui qui est censuré, et il lui montre qu'une volonté faible et inconstante peut seule attacher quelque importance à ces minuties. Son esprit est donc encore chancelant dans la foi et la religion; aussi s'il ne se tient ferme, court-il risque de tomber.
Il observe ici ces mêmes ménagements à l'égard de ceux qui seraient encore assez faibles pour rougir de la virginité : il ne les condamne pas directement, mais les éloges qu'il donne au père qui conserve sa fille vierge sont une censure indirecte de leur lâcheté : Celui, leur dit-il, qui prend une ferme résolution dans son coeur. Cette première parole trace déjà toute une ligne de démarcation entre le chrétien ferme et généreux, et celui qui compte trop légèrement sur ses propres forces, et qui oublie que ses pas sont encore faibles et mal assurés. Mais parce qu'il sait bien que ce reproche a été compris, et qu'il a produit une vive impression, il s'efforce d'en atténuer la force par une légitime excuse: Celui, dit-il, qui sans nécessité, et pouvant faire ce qu'il voudra, prend une ferme résolution dans son coeur, et juge qu'il doit conserver sa fille vierge, fait bien. Il semble qu'il eût dû dire : Celui qui prend une ferme résolution, et qui ne rougit pas de la virginité. Mais cette seconde parole eût paru trop tranchante. Il lui en substitue donc une autre plus douce, et moins rigoureuse. Il nous suggère lui-même un prétexte plausible de préférer le mariage. Et en effet, il y a bien moins de mal à se marier par nécessité que par honte et dégoût de la virginité. Dans le premier cas, on montre, il est vrai, peu de courage et d'énergie; mais dans le second on fait preuve d'un manque de jugement et de bon sens. Aussi quelle prudence dans le silence de l'Apôtre ! Vous n'ignorez pas qu'il vous est interdit d'entraver la vocation de la vierge qui veut se consacrer à Dieu. Vous devez au contraire lui aplanir toutes les difficultés qui s'opposeraient à son noble dessein. Car Jésus-Christ a dit : Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi. (Matth. X, 37.) Ainsi lorsque la volonté de Dieu nous est connue, quiconque voudrait s'y opposer, fût-il notre père, ou notre mère, devient, à notre égard, un adversaire et un ennemi.
C'est donc par indulgence pour la faiblesse des Corinthiens que l'Apôtre dit : Celui qui sans nécessité, et pouvant faire ce qu'il voudra. Ce second membre de phrase n'est en réalité que la répétition du premier; mais saint Paul se complaît à répéter sa pensée, et comme à nous réitérer la permission de nous marier. Il console ainsi de plus en plus notre faiblesse et notre déshérence. Il produit même un nouveau motif d'excuse; il ajoute : Celui qui prend une ferme résolution dans son coeur; car il ne suffit pas d'être libre; il faut encore se déterminer à un choix, et alors seulement on a bien fait. Cependant comme on pourrait abuser de son extrême indulgence, en pensant qu'il place sur la même ligne le mariage et la virginité; il se hâte d'en marquer la différence, timidement, il est vrai, mais avec netteté. Celui, dit-il, qui marie sa fille, fait bien, et celui qui ne la marie point, fait encore mieux; mais en quoi consiste ce mieux? L'Apôtre le tait par prudence et par discrétion : et si vous désirez le savoir, écoutez cet oracle du Sauveur : Les hommes n'auront point de femmes, ni les femmes de maris; mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. ( Matth. XXII, 30.) Voyez-vous maintenant, et quelles limites séparent ces deux états, et à quelle hauteur la virginité vraie et sincère élève une faible créature ?