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Tels sont les enseignements de l'expérience, et il serait inutile de m'opposer quelques rares exceptions, car à ces premiers motifs qui expliquent la considération et l'estime dont jouit la femme dans un premier mariage, il est facile d'en joindre un grand nombre d'autres. Et d'abord la veuve gui se remarie s'expose à ce que son mari lui reproche son peu d'amour pour lui, et qu'il lui en allègue comme preuve son infidélité envers un premier époux. Sa parole amère ne rappelle donc le passé que pour en conjecturer un avenir qui peut-être ne se réalisera pas. L'oubli de, cette veuve pour un premier mari, peut bien éveiller dans le second la crainte d'une semblable indifférence, s'il ne lui en donne pas la certitude. Au reste, il n'est pas le seul à exprimer ces sanglants reproches; et vingt fois par jour les serviteurs et les servantes les murmurent en secret. Observez de plus que si cette veuve a de son premier mariage des enfants jeunes encore, elle ne peut se livrer tout entière aux soins de leur éducation. Et quels orphelins plus infortunés que ceux-ci qui voient un étranger posséder tous les biens de leur père, ses esclaves, sa maison, ses domaines, et jusqu'à sa femme? Pourront-ils eux-mêmes l'aimer et la respecter comme une mère? Et de son côté pourra-t-elle les chérir comme ses enfants ? Leur présence seule la fait rougir de honte, et elle ne saurait concentrer sur eux toute sa tendresse de mère, parce qu'elle est contrainte -d'en réserver une grande partie pour les enfants du second lit.
Mais ce discours, direz-vous, s'adresse-t-il aux veuves jeunes encore, et à celles qui n'ont vécu que peu de temps avec leur époux? — Certainement : ce sont ces veuves que je veux instruire; et je regarde comme inutile de parler à celles qui, déjà âgées, songent à un second mariage. Car ma parole les persuaderait-elle, lorsque ni le laps des années, ni l'âge, ni l'expérience, n'ont pu les en détourner? Ainsi je m'adresse aux jeunes veuves; et vous me demandez ce que je pense de celle qui, après un an de mariage, convole en de secondes noces, et pourquoi je lui préfère la veuve qui a vécu vingt et trente années avec son mari ? Et d'abord ce n'est pas moi qui vous répondrai, mais l'Apôtre qui a dit : Qu'elle sera plus heureuse si elle demeure veuve. (I Cor. VII, 40.) Je vous observerai ensuite que de ces deux veuves, l'une, pendant un grand nombre d'années, n'a jamais connu qu'un seul et même époux, tandis que l'autre, dans très-peu de temps, en a pris deux. Mais ce n'est point sa faute, objecterez-vous : car si son premier époux vivait encore, elle n'en aimerait point d'autre; et aujourd'hui qu'il lui a été trop tôt ravi, elle est forcée d'en chercher un second. — Et qui la force? Je découvre au contraire une raison bien puissante qui devrait l'éloigner du mariage : l'expérience qu'elle a acquise de toutes les amertumes de l'union conjugale. Je conçois en effet que la veuve qui a vécu pendant de longues années au milieu de ces tribulations, soit comme blasée sur leurs rigueurs, et puisse se remarier sans appréhender un avenir plus triste et plus sombre. Mais que peut vouloir, et que peut espérer celle qui, malheureuse dès le début de son mariage, cherche à se replonger dans les mêmes infortunes? Le marchand qui fait naufrage en sortant du port, et qui débute par un sinistre, se dégoûte facilement du commerce; de même lorsqu'une jeune veuve n'a recueilli de tous ses rêves de bonheur que les réalités du deuil et de la douleur, il est logique qu'elle renonce à tout amour humain. Le contraire dénoterait une violence de passions peu commune; et même alors ses premiers malheurs devraient étouffer en elle cet aveugle enthousiasme et éteindre ces feux dévorants.
Nous persévérons volontiers dans une entreprise qui s'annonce sous d'heureux auspices; mais si nous échouons dès le début, et comme à l'entrée de la carrière, notre ardeur s'évanouit, et nous abandonnons tout. C'est ainsi qu'une jeune veuve me paraît d'autant plus éloignée de se remarier qu'elle a connu plus tôt le deuil et le veuvage. En demeurant veuve, elle s'assure l'avenir, et se précautionne contre le retour de semblables malheurs; mais elle s'y expose de nouveau, en contractant un second mariage. De là nous pouvons encore conclure que si l'état de viduité est le même pour toutes les veuves , les récompenses de cet état sont diverses, et plus brillantes pour les unes, comme moins éclatantes pour les autres. En effet, la veuve qui jeune encore se soumet au joug de la continence, mérite plus d'honneur et de gloire que celle qui ne l'embrasse que dans sa vieillesse. Et pourquoi? c'est que dans la première, la crainte de Dieu a vaincu mille obstacles, tandis que la seconde a pu faire ce qu'elle a fait sans peine et sans effort. Car il n'y a pas d'effort là où l'on ne rencontre aucune résistance. De même que la veuve qui se remarie est inférieure à la femme qui reste veuve; de même aussi la veuve qui, encore à la fleur de l'âge, renonce à une nouvelle union, est bien supérieure à celle qui n'est devenue veuve que dans sa vieillesse. Sans doute toutes deux n'ont connu qu'un seul époux, néanmoins à la mort l'une aura sur l'autre l'immense avantage d'avoir longtemps vécu dans la continence et la chasteté. Ainsi, ô veuves ! envisagez moins les difficultés de la viduité que ses magnifiques résultats. La vertu ne nous paraît presque toujours pénible et laborieuse que parce que nous en considérons le travail et les fatigues, et sans nous souvenir du prix dont le Seigneur la récompense.
Si nous additionnons cependant les peines et les récompenses, nous arriverons à reconnaître infailliblement que la pratique de la vertu est aisée et facile. Le soldat brave et courageux envisage bien moins les hasards de la guerre, les blessures et la mort que l'éclat de la victoire, et l'honneur du triomphe; aussi s'élance-t-il au combat avec une généreuse intrépidité. Le laboureur considère également bien moins les pénibles fatigues de l'agriculture que la joie de voir son aire chargée d'une riche moisson, et son pressoir plein d'une abondante récolte; aussi s'emploie-t-il avec ardeur aux travaux des champs. C'est ainsi qu'une bonne espérance nous rendra les peines de la viduité d'autant plus légères que si l'attente du soldat et du laboureur est souvent trompée, le succès de nos efforts dépend uniquement de notre volonté. Pourrions-nous donc ne pas le vouloir, et ne pas embrasser avec la viduité un état qui se rapproche de la virginité, et même qui lui devient quelquefois supérieur? En effet, la veuve qui, selon le conseil de l'Apôtre, vit délaissée, espère en Dieu, persévère jour et nuit dans la prière et l'oraison (I Tim. V, 5), et se retire du monde et de ses fêtes, l'emporte évidemment sur la vierge qui se livre aux joies du siècle et au tumulte des affaires. Puissiez-vous donc descendre dans cette noble carrière, et cueillir cette palme éclatante !
Je le répète, je ne fais que développer un conseil, et je ne condamne point les veuves qui veulent se remarier. Je me propose seulement d'exhorter en général toutes les veuves à ne point tenir leurs regards si fortement attachés à la terre qu'elles ne les -élèvent vers le ciel. Je voudrais donc. qu'elles pussent profiter de leur liberté pour mener une vie toute céleste; et je désire que, devenues les épouses de Jésus-Christ, elles se montrent en toutes choses dignes d'une telle alliance. C'est à lui qu'appartient toute gloire, tout honneur, et toute adoration avec le Père , principe éternel, et l'Esprit vivificateur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles, Ainsi soit-il.
(Traduit par l'abbé J. DUCHASSAING.)