2.
C’est pour ce sujet que parlant souvent si humblement de lui-même, il laisse à d’autres le soin de publier ses grandeurs. il se contente de dire aux- Juifs: « J’étais avant qu’Abraham « fût au monde. » (Jean, VIII, 58.) Mais son disciple bien-aimé va bien plus loin, et il dit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe p était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. » (Jean, I, 1). Jésus-Christ de même ne dit point clairement qu’il a créé le ciel et la terre, la mer et toutes les choses visibles et invisibles mais son disciple le dit sans rien craindre, et avec une liberté merveilleuse ; et il le dit plus d’une fois «Toutes choses (ibid. 3), » dit-il, « ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait, n’à été fait sans lui. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui. » (Ibid.10.)
Et pourquoi s’étonner que les autres aient parlé plus avantageusement de Jésus-Christ qu’il n’en a parlé lui-même; puisque souvent il n’a pas voulu exprimer nettement par ses paroles, ce qu’il faisait voir clairement par ses actions? Car il montre assez dans la guérison de l’aveugle-né, que c’était lui qui avait créé l’homme, et néanmoins lorsqu’il parle de cette première création , il ne dit pas : « J’ai créé l’homme et la femme, » mais « Celui qui a créé l’homme et la femme (Matth. XIV, 4); » et le reste. Il fait voir de même par là pêche des poissons ; par l’eau qu’il a changée en vin; par les pains qu’il a multipliés ;par la mer qu’il a calmée; par la radieuse splendeur dont il se fit voir entouré au mont Thabor; et par plusieurs miracles semblables, que c’est lui (127) qui a créé le monde, et qui gouverne tout ce qu’il enferme: et cependant il ne l’a jamais marqué clairement par ses paroles. Au lieu que ses disciples Jean, Pierre, et Paul, le déclarent hautement en toutes rencontres.
Car si ses apôtres mêmes qui étaient nuit et jour avec lui ; qui l’entendaient parler ; qui voyaient ses miracles; auxquels il expliquait en particulier beaucoup de choses obscures et cachées; à qui il avait donné la puissance de ressusciter les morts; et qu’il avait élevés à un si haut degré de sagesse et de vertu, que do renoncer à tout pour son amour; si les apôtres, dis-je, ne peuvent pas néanmoins, après tant de grâces, porter tout ce que Jésus-Christ leur eût pu dire, avant la descente du Saint-Esprit; comment le peuple juif, qui n’avait ni cette sagesse, ni cette vertu des apôtres, et qui n’écoutait Jésus-Christ et ne voyait ses miracles, que comme par hasard et par rencontre, eût-il pu s’empêcher de le croire ennemi de Dieu, s’il n’eût usé d’une conduite si pleine de condescendance et d’humilité?
C’est pourquoi lorsqu’il s’excuse d’avoir violé le sabbat, il ne leur en dit pas d’abord la vraie raison, mais il en allègue quelques autres capables de les satisfaire. Que si lorsqu’il manque à accomplir un seul précepte de la loi, il use d’une si grande discrétion dans ses paroles, pour ne pas blesser ses auditeurs: combien en devait-il garder, lorsqu’il allait ajouter une loi toute nouvelle à la vieille loi ? C’est par cette même sagesse qu’il ne leur parle pas toujours clairement de sa divinité. Car si l’addition qu’il faisait d’une loi était capable de les troubler de la sorte, combien les eût-il troublés davantage, s’il leur eût dit qu’il était Dieu ? C’est pourquoi il parle souvent d’une manière peu digne de sa grandeur; et ici même, lorsqu’il va faire cette addition à la loi, il use de ce long prélude. Il ne se contente pas de dire une fois: « Je ne détruis point la loi, » mais il le répète par deux fois. Il va même plus loin. Car après avoir dit:
« Ne pensez pas que je sois venu détruire la « loi, » il ajoute: « Je ne suis pas venu la détruire, mais l’accomplir. » Ces paroles doivent arrêter, non seulement l’insolence des juifs, mais encore celle des hérétiques, qui osent dire que le démon est l’auteur de l’ancienne loi. Que si cela était, comment Jésus-Christ, qui est venu pour détruire la tyrannie du démon, aurait-il accompli une loi que le démon aurait faite, bien loin de la combattre et de la détruire? Car il ne dit pas seulement; « Je ne la détruis pas; » ce qui aurait pu suffire; mais il ajoute: « Je l’accomplis; » ce qui marque que non-seulement il n’en était point ennemi, mais qu’il l’appuyait et l’autorisait.
Mais comment, me direz-vous, Jésus-Christ n’a-t-il point détruit la loi ? Comment a-t-il accompli la loi et les prophètes ? Pour ce qui est des prophètes, il les a accomplis en accomplissant exactement ce qu’ils avaient prédit de lui, comme l’Evangile le marque partout en disant: « Jésus fit cela pour accomplir ce qui avait été prédit par les prophètes. » (Matth. VII, 17; XIII, 17 ; XXVI, 56.) Quand il naquit, quand les enfants publièrent sa gloire dans le temple, quand il monta sur une ânesse, et en plusieurs autres rencontres, il accomplissait les prophètes, dont les prophéties n’eussent point été accomplies, s’il ne fût venu au monde. Mais pour ce qui regarde la loi, il l’a accomplie en trois manières. Premièrement parce qu’il ne l’a point violée, selon le témoignage qu’il en rend lui-même, lorsqu’il dit à saint Jean: « Il faut que nous accomplissions toute justice. » (Matth. III, 15.) Et aux Juifs: « Qui de vous me peut convaincre d’aucun péché ? » (Jean, VIII, 46.) Et à ses disciples: « Le prince du monde s’en vient; et il n’a rien en moi qui lui appartienne. »
(Jean, XIV.) Et le Prophète l’avait marqué auparavant en disant: « Il n’a point fait de péché. » (I Pierre, II, 22.) Voilà la première manière dont Jésus-Christ a accompli la loi. Secondement il l’a accomplie en la faisant accomplir. Ce qu’il y a en effet de particulièrement admirable, c’est que non-seulement il a accompli la loi, mais qu’il nous a donné sa grâce pour l’accomplir. C’est ce que saint Paul marquait lorsqu’il disait: « Jésus-Christ est la fin à laquelle tend toute la loi, pour justifier tous ceux qui croiraient en lui. » (Rom. X, 4). Et ailleurs: « Que Dieu avait condamné le péché dans la chair de Jésus-Christ, à cause du péché commis contre lui, afin que la justice de la loi fût accomplie en nous, qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l’esprit.» (Ibid. VIII, 3.) Et dans la même épître: « On dira peut-être que par la foi nous détruisons la loi. A Dieu ne plaise! mais au contraire nous l’établissons. » (Ibid. III, 31.) Comme en effet toute la loi ne tendait qu’à rendre l’homme juste, et qu’elle n’avait pas pour cela (128) assez de force; Jésus-Christ est venu introduire un moyen efficace de justification par la foi, et accomplir ainsi ce que la loi voulait faire ce que la loi n’avait pu faire par la lettre, lui l’a fait par la foi. C’est en ce sens qu’il dit: « Je ne suis pas venu détruire la loi. »