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«Et celui qui dira à son frère: vous êtes un fou, méritera d’être condamné au feu de l’enfer (22).» Plusieurs regardent cette loi comme sévère jusqu’à l’excès, d’être ainsi punis, pour une parole un peu injurieuse. Quelques-uns même osent dire que cela n’est dit que par hyperbole. Mais je crains fort qu’après nous être séduits ici nous-mêmes par nos vains raisonnements, nous n’éprouvions en l’autre vie par une expérience funeste la vérité des paroles de Jésus-Christ. Car pourquoi ce commandement vous paraît-il si pénible? Ne savez-vous pas que la plupart des péchés et des peines qui les suivent, viennent souvent d’une parole? C’est par les paroles qu’on blasphème contre Dieu, qu’on le renonce; qu’on dit des calomnies, des injures, des faux témoignages et des parjures. Ne considérez donc pas si ce n’est qu’un petit mot; mais si ce petit mot ne produit pas de grands maux.
Ignorez-vous que lorsque la colère possède, brûle, embrase toute notre âme, les moindres. choses paraissent insupportables; et que ce qui est le moins injurieux se grossit à nos yeux, et paraît comme un outrage sanglant? Ce que vous appelez un petit mot, a souvent causé des meurtres, et ruiné des villes entières. Comme lorsque nous aimons quelqu’un, les choses les plus insupportables nous semblent légères; de même lorsque nous le haïssons, les choses les plus légères nous paraissent intolérables. Quoiqu’une parole soit dite sans aucun dessein, nous voulons croire qu’elle vient d’un coeur envenimé contre nous. Il nous arrive alors ce que nous voyons arriver au feu. Tant que l’étincelle demeure petite, elle ne consume jamais le bois. Mais si cette étincelle se change en flamme, elle dévorera non-seulement le bois, mais les pierres même; elle réduira en cendres tout ce qu’elle rencontrera; et l’eau qui éteint d’ordinaire le feu, ne servira alors qu’à l’allumer davantage, et à lui donner une nouvelle vigueur. C’est ce qui se voit dans la colère. Quoi qu’on nous puisse dire en cet état, nous en abusons, et notre passion se nourrit de ce qui aurait dû l’éteindre. C’est le désordre que Jésus-Christ veut arrêter lorsqu’il condamne par le jugement celui qui se fâche sans sujet; et qu’il déclare que celui qui dira Raca, méritera d’être condamné par le conseil.
Mais c’était peu de chose que ces châtiments infligés en ce monde, c’est pourquoi il ajoute que : « Celui qui dit à son frère, vous êtes un fou, sera condamné au feu de l’enfer. » Et c’est ici la première fois que Jésus-Christ parle de l’enfer. Il a beaucoup parlé jusqu’ici du royaume des cieux, il parle enfin de l’enfer; c’est qu’il parlait de l’un par un mouvement de son amour, et qu’il ne rappelait l’autre que contraint par notre paresse. Et remarquez comment les supplices dont il menace sont toujours de plus en plus grands; comme s’il voulait s’excuser de cette sévérité, et nous faire voir que ce n’est que malgré lui qu’il nous en menace, et que c’est nous-mêmes qui l’y contraignons.
Il semble qu’il nous dise. Je vous ai dit : « Ne vous mettez point en colère sans sujet, parce que vous mériterez d’être condamnés en jugement. » Vous avez négligé cette punition. Mais voyez ce que votre colère a produit, elle vous a porté aussitôt à dire des paroles de mépris. Vous avez dit: « Raca» à votre frère : je vous ai encore menacé d’une autre peine qui est celle du conseil. Que si cela ne vous arrête ,et si vous vous emportez encore dans d’autres plus grands excès, je ne me contenterai plus de ces peines légères , et je vous épouvanterai par la menace d’un feu éternel, afin qu’au moins cette crainte vous empêche d’en venir jusqu’à l’homicide. Car il n’y a rien qui soit plus insupportable que les injures, et qui fasse plus d’impression sur l’esprit des hommes; et s’il arrive que cette injure soit sanglante, elle excite un double embrasement.
Ainsi ne croyez pas que ce soit une chose légère que d’appeler quelqu’un fou; car en ôtant à votre frère ce qui distingue les hommes d’avec les bêtes, et ce qui les rend proprement hommes, c’est-à-dire, le jugement et la raison, vous lui ôtez sa dignité et le réduisez à la dernière bassesse. Ne nous arrêtons donc pas seulement au son de cette parole : mais considérons la chose; voyons comment elle déchire, comment elle laisse un aiguillon dans le coeur de celui qu’elle a blessé, et combien de maux elle cause ensuite. C’est pourquoi saint Paul exclut du royaume des cieux, non seulement les fornicateurs et les adultères, ou les infâmes, mais encore les insulteurs. Et c’est avec grande raison qu’il les traite de la sorte. Car ces personnes détruisent la charité; jettent le prochain dans mille inquiétudes; (135) causent des inimitiés immortelles; déchirent les membres de Jésus-Christ; bannissent la paix qui est si chérie de Dieu; ouvrent au démon par ces injures une entrée dans les âmes et lui donnent des armes pour les blesser et pour les perdre.
Aussi, est-ce pour énerver la puissance du démon que Jésus-Christ a porté cette loi. Au reste il n’y a rien qu’il estime tant que la charité. Elle est la mère de tous les biens; la marque des disciples de Jésus-Christ, et la gardienne de toutes les vertus. C’est donc avec raison que Jésus-Christ retranche toutes les inimitiés, en arrache jusques aux moindres racines, et sèche ces sources empoisonnées qui corrompent et étouffent la charité. Ne vous imaginez pas qu’il y ait de l’hyperbole et de l’exagération dans ces préceptes; comprenez les grands biens qu’ils produisent, et admirez-en la sagesse et la bonté. Dieu ne désire rien avec tant d’ardeur que de nous unir tous ensemble par le lien de la charité. C’est pour ce sujet, et que par lui-même et que par ses disciples, dans l’Ancien et dans le nouveau Testament, il nous recommande si souvent cette vertu, et qu’il ne punit rien avec plus de sévérité que les violations dont elle est l’objet.
Car rien ne cause et n’entretient tant de désordres que la ruine de la charité. C’est pourquoi il dit en un endroit: « Quand l’iniquité se sera accrue, la charité de plusieurs se refroidira. » (Matth. XXIV, 42.) C’est ainsi que Caïn a été le meurtrier de son propre frère; qu’Esaü a formé des desseins contre la vie de Jacob; que les frères de Joseph l’ont persécuté; que mille désordres se sont vus dans le monde. Tous ces maux sont nés de la violation de la charité. C’est pourquoi Jésus-Christ s’élève avec force contre tout ce qui pourrait la détruire. Et il ne se contente pas d’avoir dit ce que nous avons vu; il ajoute beaucoup d’autres choses qui font voir l’estime qu’il fait de cette vertu. Car après avoir menacé ceux qui la violeraient, du « jugement », du « conseil », et de « l’enfer » même; il ajoute d’autres choses, qui tendent encore à la même fin.