11.
Quelques-uns croient que par cet « adversaire, » il faut entendre le démon, et que Jésus-Christ nous commande de n’avoir rien de ce qui lui appartient, puisque c’est par là seulement que nous pouvons être d’accord avec lui, et qu’il ne nous est plus possible après la mort de nous en débarrasser, livrés que nous sommes à un éternel supplice. Mais pour moi je crois que Jésus-Christ parle des jugements humains et civils, et des prisons de ce monde. Après avoir excité les hommes par des considérations plus élevées, et par la crainte des supplices à venir, il les étonne encore par le mal qu’ils peuvent recevoir dès cette vie. C’est ce que saint Paul a imité depuis, en se servant des choses futures, aussi bien que des présentes, pour porter les chrétiens à la vertu. Par exemple lorsqu’il veut détourner le méchant de mal faire, il lui met sous les yeux l’image du souverain armé du glaive: « Si vous faites « mal, » dit-il, « vous avez raison de craindre, parce que ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, car il est le ministre de Dieu. » (Rom. XIII, 4.) Et commandant au même endroit aux chrétiens d’être soumis aux puissances, il ne les y porte pas seulement par la crainte de Dieu, mais encore par celle du prince: « Il est nécessaire, » dit-il, « de vous soumettre, (138) non seulement par crainte, mais aussi par conscience (Ibid. 5), » parce que les personnes moins sages sont plus touchées de ces objets présents et grossiers.
C’est donc pour cette raison que Jésus-Christ ne menace pas ici seulement de l’enfer, mais encore du jugement, de la prison, et des incommodités qui l’accompagnent, afin d’arracher, par tant de considérations, jusqu’à la moindre racine des passions qui portent au meurtre. Car comment celui qui ne dit jamais d’injures, qui ne veut jamais plaider, et qui n’entretient jamais sa haine, pourrait-il commettre un homicide? On voit par là que nous trouvons notre bien propre dans celui de notre prochain; puisque celui qui s’accorde avec son ennemi, se fait plus de bien qu’il ne lui en fait, en se délivrant de la puissance des juges, des prisons, et de toutes les misères qui en sont inséparables.
Soumettons donc nos esprits à ces vérités, et ne les combattons pas par nos raisonnements et nos disputes. Car sans parler des récompenses que Dieu joint à ces préceptes, on y trouve dès ici-bas un plaisir et un avantage qu’on ne peut assez estimer. Si quelqu’un les croit pénibles et insupportables, qu’il se souvienne qu’il le fait pour Jésus-Christ, et ce qui lui paraissait dur lui deviendra très agréable. Si nous sommes fermes dans ce sentiment, nous ne trouverons que de la satisfaction et du plaisir dans une vie sainte. Le travail ne nous paraîtra plus travail: et plus il sera grand, plus il nous sera délicieux.
Lors donc que vos mauvaises habitudes vous feront la guerre, ou que l’avarice s’opiniâtrera contre vous, résistez-lui en vous armant de cette pensée, que pour un vil plaisir que nous quittons ici, nous recevrons une récompense infinie. Dites à votre âme: Quoi ! tu t’affliges, parce que je te prive d’une petite satisfaction, tu devrais plutôt te réjouir de ce que je te procure le ciel. Ce n’est point pour un homme que tu travailles, c’est pour Dieu même. Attends donc un peu et tu verras quelle sera ta récompense. Souffre courageusement les maux de cette vie, et tu acquerras de grands mérites devant Dieu.
Si nous avons ces sentiments, et que nous ne considérions pas seulement les amertumes qui accompagnent la vertu, mais encore les biens qui la doivent suivre, nous nous retirerons bientôt du vice, Comment! Le démon, en nous offrant l’appât d’un plaisir passager suivi d’une éternelle douleur, peut bien nous vaincre et nous faire tomber dans ses piéges, et la vue des mêmes choses considérées en sens inverse, c’est-à-dire sous une face qui nous montrera une joie éternelle précédée d’une courte peine, et la vue, dis-je, d’une telle consolation ne suffira pas pour nous faire suivre la vertu! Cela est-il raisonnable, cela est-il excusable, lorsque la seule fin que nous nous proposons dans ces travaux, et la ferme croyance que c’est pour Dieu que nous souffrons, nous devrait suffire pour nous consoler dans toutes nos peines?
Si un homme se croit assuré pour tout le reste de sa vie, lorsque son prince s’est chargé de lui payer une dette; dans quelle assurance doit être celui qui a Dieu même, ce roi si doux et si plein de miséricorde, pour répondant de tous les biens petits ou grands qu’il aura faits en cette vie? Ne me parlez donc plus de vos peines et de vos travaux. Car Dieu ne se sert pas seulement des récompenses à venir pour nous rendre léger le travail de la vertu, il le fait encore en coopérant avec nous, et en nous assistant de sa grâce. Si vous voulez seulement apporter quelque ferveur de votre côté, tout le reste suivra sans peine. C’est pour cela même qu’il veut que vous travailliez un peu afin que la victoire soit à vous.
Comme un roi veut que son fils soit dans la mêlée, qu’il combatte contre l’ennemi, qu’il paraisse dans l’armée, afin qu’on attribue au fils une victoire dont le père en effet a été l’unique auteur, ainsi fait Dieu dans cette guerre que vous avez contre le démon Il se contente presque que vous témoigniez avoir contre le démon une inimitié véritable. Si vous lui offrez cette disposition, il achèvera le reste. Quand la colère vous aigrirait, quand l’avarice vous obséderait, quand d’autres passions semblables vous tyranniseraient, s’il voit seulement que vous vous mettez en état de leur résister, il vous facilite tout le reste, et vous rend victorieux de toutes ces flammes, comme il fit autrefois à ces jeunes hommes de la fournaise: car ils ne lui offrirent alors autre chose que leur bonne volonté.
Pour éviter donc ici cette fournaise ardente des plaisirs illicites et déréglés de cette vie, et pour éviter en l’autre les flammes éternelles de l’enfer, pensons à ceci chaque jour ; occupons-nous en sans cesse, et attirons sur nous (139) la miséricorde de Dieu par notre progrès dans le bien, et par la continuation de nos prières. C’est ainsi que ce qui nous paraît maintenant insupportable, deviendra aisé, léger, et délicieux. Tant que nous demeurons dans nos passions, nous trouvons la vertu pénible, âpre et laborieuse, et le vice doux et agréable: mais aussitôt que nous quittons le vice, nous n’y voyons plus rien que de hideux et d’horrible, et la vertu au contraire nous paraît aisée et agréable.
Tous ceux qui se sont convertis à Dieu éprouvent ce que je dis. Car les vices, selon saint Paul, couvrent de confusion après même qu’on y a renoncé. « Quel fruit, dit-il, tiriez-vous alors de ces désordres dont vous rougissez maintenant? » (Rom. VI, 21.) Et il montre au contraire combien la vertu est facile, de quelque travail qu’elle soit accompagnée; lorsqu’il l’appelle « une affliction légère et d’un moment; lorsqu’il se réjouit de ses souffrances; qu’il tressaille de joie dans ses persécutions (II Cor. IV, 17; Gal. VI, 14), » et qu’il trouve sa joie dans les blessures qu’il a reçues pour le nom de Jésus-Christ. Pour nous affermir dans cette disposition, mes frères, formons tous les jours notre vie sur cette règle sainte qu’on nous propose. Oublions le passé; avançons-nous vers ce qui est devant nous, et courons incessamment jusqu’au bout de la carrière pour remporter le prix auquel Dieu nous a appelés, et dont je le prie de nous faire jouir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.