4.
Jésus-Christ ne s’arrête plus à parler ici des autres maux qui peuvent arriver aux riches: des procès, des disputes et des querelles dont il avait assez parlé en disant: « Prenez garde que votre ennemi ne vous livre au juge et le juge au ministre; » il parle d’autres anaux bien plus effroyables, pour nous éloigner de cette malheureuse passion des richesses. Il n’y a pas d’emprisonnement que l’on puisse comparer au malheur d’être dans les liens de cette funeste maladie. De plus tous les avares ne sont pas toujours exposés à cette première disgrâce, mais ils tombent nécessairement dans les ténèbres intérieures, dont Jésus-Christ ne parle qu’après comme étant le plus grand et le plus inévitable de tous les maux.
Car Dieu nous a donné la raison, afin qu’elle bannisse l’ignorance de nos esprits, qu’elle nous fasse juger équitablement des choses, qu’elle soit comme la lumière qui conduit tous nos pas et comme un bouclier qui nous couvre de tous côtés contre ce qui pourrait nous attrister et nous nuire. Cependant nous foulons aux pieds ce don de Dieu, et nous le livrons pour des choses vaines et superflues. A. quoi servent des soldats couverts d’armes éclatantes d’or, lorsque leur général est pris? A quoi sert un vaisseau orné de magnifiques peintures, lorsque son pilote est submergé dans la mer? A quoi sert un corps bien fait et bien proportionné, lorsqu’il est sans yeux? Il faut que le médecin se porte bien lui-même pour pouvoir guérir les autres. Si donc vous rendez malade votre médecin et que vous le couchiez dans un lit d’or et dans une chambre d’argent, quel service pourra-t-il vous rendre dans votre maladie? Or voilà ce que vous faites pour votre raison, qui est le médecin des maladies de votre âme, lorsqu’après avoir altéré sa santé vous l’enfermez dans le coffre où vous mettez votre or, non-seulement sans profit pour vous, mais au grand détriment, au grand malheur de votre âme.
Et remarquez, je vous prie, que Jésus-Christ excite les hommes à la vertu et les détourne de l’amour des richesses par les raisons mêmes pour lesquelles ils se portent le plus à les désirer. Pourquoi souhaitez-vous les richesses? vous dit-il. N’est-ce pas pour goûter du plaisir et des jouissances? Eh bien! ce n’est pas là ce que vous devez en attendre, mais bien tout le contraire. Car si, lorsque nous perdons les yeux du corps, nous perdons en même temps tous les plaisirs de la vie, que dirons-nous lorsque nous perdons ceux de l’âme? Pourquoi cachez-vous aussi vos biens dans la terre, sinon (173) pour les mieux garder? Et moi je vous dis que c’est le plus court moyen de les perdre.
Il en use ici envers les amateurs des richesses comme il a fait précédemment envers ceux qui jeûnent, qui prient ou qui font l’aumône par vanité. Il a tâché de les corriger de cette passion par le désir même de la gloire dont ils étaient possédés, en leur disant: Pourquoi voulez-vous vous faire voir lorsque vous jeûnez, lorsque vous priez et lorsque vous donniez l’aumône, sinon parce que vous recherchez l’honneur et la gloire? Et moi je vous dis au contraire de ne point faire vos oeuvres en cette vue, parce que vous en recevrez alors la gloire que vous désirez quand le temps en sera venu. Il s’efforce de même ici de guérir l’avare par la raison même qui lui fait plus désirer l’argent. Car quel est votre plus grand désir? lui dit-il. N’est-ce pas que votre argent soit bien gardé, et que vous viviez dans les plaisirs et dans les délices? Et moi je vous promets que si vous voulez mettre votre argent en dépôt où je vous commande de le mettre, je vous en ferai jouir et je vous comblerai de délices pour jamais.
Il fait voir encore plus sensiblement dans la suite les blessures que l’âme reçoit des richesses, en les comparant à des épines qui la déchirent. Et néanmoins ce qu’il dit ici n’est guère moins fort, lorsqu’il représente celui qui est possédé de l’amour du bien, comme un homme qui marche dans une nuit sombre. Car, de même que ceux qui sont plongés dans les ténèbres ne peuvent rien discerner, qu’ils prennent une corde pour un serpent, et que les montagnes ou les rochers les font mourir de peur; de même ces personnes aveuglées par l’avarice, ont pour suspectes les choses le moins à craindre et qui ne font aucune peur à ceux qui voient clair. ils craignent par exemple la pauvreté, et non seulement la pauvreté, mais les moindres pertes qui peuvent leur arriver; et elles leur sont plus sensibles que la dernière nécessité ne l’est aux pauvres.
On a vu même plusieurs de ces riches se pendre pour n’avoir pu supporter une pareille disgrâce. Le mépris paraît à quelques-uns d’entre eux si insupportable, que plusieurs en sont morts de douteur. Leurs richesses les ont rendus mous et lâches, et incapables de souffrir aucune peine, excepté celle qu’impose le soin de ces mêmes richesses. Faut-il garder servilement leurs biens? vous les voyez affronter la mort, les fouets, les outrages, l’ignominie. Et n’est-ce pas un étrange renversement, d’être lâche et sans vigueur lorsqu’il faudrait être courageux; et d’être hardi et impudent, lorsqu’il serait bon d’être timide?