5.
Il arrive à ces personnes ce qui arrive à ceux qui dépensent leurs biens avec profusion à des choses superflues. Après avoir consumé ce qu’ils avaient dans des bagatelles, ils se trouvent réduits ensuite à manquer des choses les plus nécessaires. Ils ressemblent encore à ces danseurs de corde qui manient leur corps avec tant d’art, et qui s’exposent à des dangers extrêmes pour voltiger sur une corde, lorsqu’en même temps ils sont les plus lâches et les plus maladroits de tous les hommes pour s’occuper à un travail plus utile et plus nécessaire. Ils marchent sans peur sur une corde tendue en l’air, ils montrent beaucoup de fermeté lorsque tout le monde tremble pour eux. Mais lorsqu’il se présente une occasion pour faire paraître qu’ils ont de l’honneur et du courage, ils sont incapables non seulement de faire une action, mais même de former la moindre pensée d’un homme de coeur. C’est ainsi que les avares, qui peuvent tout et qui font tout pour les richesses, ne peuvent rien, absolument rien pour la vertu.
Comme ceux dont nous venons de parler, passent misérablement leur vie dans une Occupation très dangereuse et en même temps très inutile, de même ces avares sont toujours dans les travaux et dans les dangers, sans en retirer aucun bien solide. Ils sont deux fois aveugles, d’abord parce que la cupidité a éteint en eux la lumière intérieure de l’âme, ensuite parce qu’ils sont plongés dans le nuage épais d’une multitude de soucis grossiers. C’est pourquoi il leur est si difficile de recouvrer la vue. Celui que la nuit toute seule empêche de voir, commence à voir aussitôt que le soleil paraît; mais celui qui est aveugle ne voit rien, lors même que le soleil est dans son midi. C’est là le véritable état des avares. Lorsque le Soleil de justice jette sa lumière de toutes parts, ils n’en peuvent voir la clarté, parce que leur avarice est comme un voile qui couvre leurs yeux. C’est pourquoi ils souffrent comme un double aveuglement; l’un qui leur vient d’eux-mêmes et de leur propre corruption; et l’autre de ce qu’ils ne veulent pas même faire attention au divin Maître.
Pour nous, mes frères, obéissons à Jésus-Christ (174) avec amour et fidélité, afin que nous puissions enfin recouvrer la vue et voir la véritable lumière. Vous me demandez comment vous pourrez voir cette lumière. Je vous réponds que vous n’avez qu’à considérer comment vous l’avez perdue. Qu’est-ce qui vous a aveuglés, sinon cette passion criminelle dont nous parlons? Car l’avarice est comme une humeur maligne qui, se répandant sur vos yeux, y forme un nuage obscur; mais ce nuage peut aisément se dissiper si nous nous exposons aux rayons de la doctrine de Jésus- Christ, et si nous l’écoutons lorsqu’il nous dit : « Ne vous faites point de trésors sur la terre. »
Que me sert, me direz-vous peut-être, d’entendre ce que Jésus-Christ me dit, puisque je suis dominé par l’avarice? Mais je vous réponds que si vous continuez à écouter la parole de Dieu, elle vous délivrera d’une passion si honteuse. Que si vous y demeurez toujours engagés, reconnaissez qu’il y a en vous quelque chose de plus qu’une simple passion. Car qui peut désirer d’être esclave, d’être assujéti à un tyran, d’être entouré de chaînes pesantes, de languir dans les ténèbres, d’avoir l’esprit toujours agité, de souffrir mille peines sans aucun fruit, de garder ses biens pour d’autres, et souvent même pour ses plus grands ennemis? Qu’y a-t-il en cela qu’un homme puisse désirer et qu’il ne doive pas fuir au contraire avec aversion et avec horreur? Peut-on désirer de mettre son trésor en un lieu exposé aux voleurs? Si vous aimez votre argent, mettez-le en un lieu où il ne puisse être dérobé. Mais la conduite que vous tenez est telle qu’il semble que vous ne désiriez pas tant d’être riche que d’être esclave, que d’être misérable, que d’être toujours dans le chagrin et dans les ennuis. Si un homme vous offrait un lieu assuré pour y garder votre bien, vous n’hésiteriez pas, et vous le suivriez pour cela jusqu’au fond d’un désert. Dieu vous offre cette sûreté non dans un désert, mais dans le ciel, et vous ne voulez pas l’écouter. Quand vos trésors seraient ici-bas dans une entière sûreté, vous ne pourriez néanmoins vous empêcher d’en avoir de l’inquiétude. Vous pourriez bien ne les perdre pas, mais vous ne pourriez pas ne point craindre de les perdre. Mais que craignez-vous quand Dieu vous assure? Non-seulement votre or sera en sûreté, mais il profitera même et il se multipliera entre ses mains. Le même argent vous devient en même temps un trésor et une semence. Vous y trouverez même quelque chose de plus que ce que je dis. Car la semence ne demeure plus à celui qui l’a semée; au lieu que votre trésor vous demeurera toujours. Et le trésor ne produit rien dans la terre et ne germe pas, au lieu que celui-ci produit des fruits qui ne périront jamais.