1.
Jésus-Christ dégage peu à peu ses disciples de l’amour du monde. Il diversifie les raisons par lesquelles il tâche de les retirer de l’affection des richesses, et de réprimer en eux cette passion si violente. Il ne se contente pas de ce qu’il leur en a déjà dit, quoiqu’il en ait parlé longuement et fortement. Il y ajoute encore d’autres considérations plus puissantes et plus terribles. Car y a-t-il rien qui nous doive plus effrayer que ce qu’il nous dit ici, que si nous sommes esclaves des richesses, nous cesserons d’être serviteurs de Jésus-Christ? Et qu’y a-t-il au contraire qui nous puisse consoler davantage, que de pouvoir devenir ses véritables amis, en méprisant les richesses au lieu de les aimer?
Remarquez encore ici ce que je vous fais voir si souvent: que Jésus-Christ porte ses disciples à lui obéir par deux raisons différentes, par l’utilité qu’ils y trouvent, et par le mal qu’ils souffriraient s’ils ne lui obéissaient pas. Il nous avertit, comme un sage médecin, des maladies où nous tomberons si nous négligeons ses ordonnances ; et de la santé dont nous (176) jouirons si nous pratiquons ce qu’il nous commande.
Et considérez quel avantage Jésus-Christ nous promet ici, et combien ses préceptes nous sont utiles, puisqu’ils nous délivrent de si grands maux. Le mal que vous causent les richesses, dit-il, n’est pas seulement d’armer contre vous les voleurs, et de remplir votre esprit d’épaisses ténèbres. La plus grande plaie qu’elles vous font, c’est qu’elles vous arracherait de la bienheureuse servitude de Jésus-Christ, pour vous rendre esclaves d’un métal insensible et inanimé. Ainsi elle vous cause le double mal, et de vous rendre esclaves d’une chose dont vous devriez être les maîtres, et de vous retirer de l’assujétissement à Dieu, auquel il vous est très avantageux et très nécessaire d’être soumis. Comme Jésus-Christ avait déjà fait voir la double perte que nous faisons lorsque nous mettons notre argent où la rouille le corrompt, et que nous ne le mettons pas où il demeure incorruptible; il fait voir de même ici dans l’avarice un double mal, qui consiste en ce qu’elle sépare de Dieu et qu’elle nous asservit au démon de l’argent.
Il ne dit pas même d’abord cette vérité à ses disciples. Il les y dispose peu à peu par cette maxime générale: « Nul ne peut servir deux maîtres (24); » c’est-à-dire, deux maîtres qui commandent des choses toutes contraires. Car s’ils ne commandent que la même chose, ils ne sont qu’un maître, comme autrefois « toute la multitude de ceux qui croyaient n’était qu’un coeur et qu’une âme » (Act. IV, 32.) Il y avait plusieurs personnes, et néanmoins la parfaite union des coeurs faisait que plusieurs n’étaient qu’un. Mais Jésus-Christ, insistant sur cette pensée, l’accuse plus fortement, et dit que l’homme non seulement ne servira pas l’un de ces deux maîtres, mais que même il le haïra et détestera. « Car ou il haïra l’un et aimera e l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre (24). »
Il semble que ce dernier membre soit une redite. Cependant ce n’est pas sans raison que la chose est ainsi présentée; le Seigneur veut faire voir qu’il est aisé de passer de l’un de ces deux maîtres à celui qui est le meilleur. Afin que vous ne veniez pas dire: je suis déjà engagé, je suis déjà l’esclave de l’argent, il montre que l’on peut s’en délivrer, et revenir du tyran au roi véritable, comme on l’avait quitté pour s’assujétir au tyran. Il commence donc par dire en général qu’on ne peut servir deux maîtres, pour être plus sûr de trouver dans l’auditeur un juge impartial de ce qu’il avance, un juge qui ne se prononcera que d’après la nature des choses, et ce principe accordé, il se découvre aussitôt, en disant: « Vous ne pouvez servir tout ensemble Dieu et l’argent (24). » Tremblons, mes frères, quand nous pensons à ce que nous forçons Jésus-Christ de nous dire, lorsqu’il parle de l’argent comme d’une divinité opposée à Dieu. Si cela est horrible à dire, combien l’est-il plus de le faire, et de préférer le joug de fer des richesses au joug doux et agréable de Jésus-Christ? Mais quoi! me direz-vous, les anciens patriarches n’ont-ils pas trouvé le moyen de servir tout ensemble Dieu et l’argent? — Nullement. — Mais comment donc Abraham, comment Job, ont-ils jeté tant d’éclat par leur vertu? Je vous réponds qu’il ne faut point alléguer ici ceux qui ont possédé les richesses, mais ceux qui en ont été possédés. Job était riche; il se servait de l’argent, mais « il ne servait pas l’argent.» Il en était le maître et non l’idolâtre. Il considérait son bien comme s’il eût été à un autre; il s’en regardait comme le dispensateur et non le propriétaire. Il était si éloigné de ravir le bien d’autrui, qu’il donnait le sien aux pauvres: et, ce qui est encore plus grand, il ne se réjouissait pas même d’être riche; il le dit lui-même : « Vous savez si je me suis réjoui de mes grandes richesses. » (Job, III, 25.) C’est pourquoi il ne s’affligea point lorsqu’il les perdit.
Mais les riches de ce temps sont bien éloignés de cet esprit. L’argent est leur maître et leur tyran . Il leur fait payer avec une extrême rigueur le tribut qu’il leur impose, et ils le servent comme les plus lâches et les plus malheureux de tous les esclaves. Cet amour de l’or possède leur coeur, et il s’y retranche comme dans une place forte, d’où il leur impose tous les jours de nouvelles lois, pleines d’injustice et de violence, sans qu’aucun d’eux ose résister. N’opposez donc point de vains raisonnements à la voix de Dieu. Puisque Jésus-Christ a prononcé cet oracle, et qu’il a dit qu’il est impossible de servir deux maîtres, ne dites point que cela se peut. L’un de ces maîtres vous commande de voler le bien d’autrui, l’autre de donner ce qui est à vous. L’un veut que vous soyez chastes, et l’autre que vous soyez impurs. L’un vous porte (177) à la bonne chère, et l’autre vous recommande l’abstinence. L’un vous persuade d’aimer te monde, l’autre vous commande de le mépriser. L’un veut que vous admiriez le luxe et la magnificence des bâtiments, et l’autre que, pleins de mépris pour ces vanités, vous n’aimiez que la beauté de la vertu et de la sagesse. Comment donc pouvez-vous servir tout ensemble ces deux maîtres, puisqu’ils vous commandent des choses toutes contraires?