5.
Représentez-vous un homme noir et hideux, qui jette le feu par les yeux et qui ait au lieu de bras et de mains, deux épouvantables dragons qui lui sortent des épaules. Que sa bouche ait au lieu de dents des épées tranchantes pressées l’une contre l’autre, et qu’il coule de sa langue une source d’un poison mortel. Que son ventre soit plus dévorant qu’une fournaise, et qu’il consume en un moment tout ce qu’on y jette. Que ses pieds aient des ailes et soient plus légers et plus prompts que la flamme la plus vive. Qu’il ait au lieu de visage une tête mêlée de chien et de loup. Que sa parole ne soit point celle d’un homme, mais plutôt un hurlement qui n’ait rien que de triste et de terrible. Enfin qu’il ait un feu dans ses mains, et des flambeaux ardents pour mettre le feu partout.
Peut-être que ce que je vous dis vous fait peur; mais ce n’est pas encore assez, et il faut ajouter le reste. Représentons-nous donc encore que ce monstre dévore tous ceux qu’il rencontre; qu’il suce leur sang et qu’il se rassasie de leur chair. Il semble que je dis beaucoup, mais je dis trop peu. L’avare est, sans comparaison, encore pire. C’est la mort même qui n’épargne personne. C’est l’enfer qui engloutit tout. C’est l’ennemi commun de tous les hommes, qui voudrait qu’il, n’y en eût plus un seul, afin que ce qu’ils ont tous ne fût qu’à lui seul. Mais l’excès de sa passion ne s’arrête pas encore là. Après avoir dans son coeur détruit tous les hommes, il voudrait encore anéantir la terre et en changer la substance en celle de l’or. Il ne voudrait pas voir seulement des campagnes, mais des montagnes, des fontaines et des fleuves d’or.
Et pour vous faire voir que nous n’en disons pas encore assez, supposons qu’il n’y ait personne qui ose accuser cet homme possédé de l’avarice, qu’il ne craigne ni les lois, ni la justice des-hommes: vous le verrez alors, l’épée à la main, tuer ce qui se présentera à lui pour avoir son bien, sans épargner ni ami, ni parent, ni frère, ni son père même. Mais laissons là les fictions. Demandez à un avare, si tous les jours ces pensées ne lui passent pas dans L’esprit, s’il ne forme pas continuellement des desseins contre ses amis, contre ses proches, contre son propre père? Il n’est pas même besoin de l’interroger. Tout le monde sait assez que ceux qui sont frappés de ce mal s’ennuient de ce que leurs pères vivent trop longtemps, qu’ils trouvent fâcheux et onéreux de devenir pères eux-mêmes, et que cette affection si tendre que la nature inspire pour les enfants, n’a pour eux que du dégoût et de l’amertume. On en a vu même qui n’ont pas craint de procurer la stérilité à leurs femmes, et de faire violence à la nature. Et s’ils n’ont pas été assez cruels pour tuer leurs enfants après leur naissance, ils l’ont été assez pour les empêcher de naître.
Ne vous étonnez donc pas que nous dépeignions ainsi les avares, puisque nous ne pouvons égaler leur méchanceté par nos paroles. Mais voyons de quelle manière nous pourrons chasser d’eux ce démon qui les possède. Je crois que le moyen de les guérir est de leur (237) persuader que l’avarice même est un grand obstacle pour amasser de grandes richesses, Car poursuivre un petit gain c’est souvent le moyen de faire de grandes pertes. Et cette vérité est si connue qu’elle est même passée en proverbe. Il arrive souvent que, pour vouloir prêter à gros intérêts, on agit avec une précipitation aveugle, qui ne permet pas même de s’enquérir à qui l’on prête, et que l’on perd tout, intérêt et principal. D’autres étant tombés dans de grands périls, et n’ayant pas voulu s’en délivrer pour un. peu d’argent, ont perdu tout ensemble leur bien et leur vie. Quelques-uns auraient pu acheter des charges et des emplois qui leur auraient été très-avantageux; mais ils ont eu peur de dépenser tant d’argent, et ils ont perdu tout ce qu’ils avaient voulu épargner. Comme ils ne savent point semer, et qu’ils veulent toujours moissonner, en ne semant point ils ne moissonnent point non plus. Car on ne peut ni moissonner toujours, ni gagner toujours. Ne sachant donc pas dépenser à propos, ils ne savent pas non plus l’art de gagner. Lors même qu’ils veulent se marier, ils sont souvent trompés par leur avarice. Car ou ils se méprennent en croyant riche une femme pauvre, ou ils s’abusent encore davantage, en en prenant une qui est riche effectivement, mais dont les nombreux défauts leur font souffrir mille maux.
Ce n’est point le bien d’une femme, mais sa vertu, qui enrichit son mari et sa, maison. A quoi sert cette grande dot qu’une femme apporte, lorsque ses profusions et son luxe dissipe tout, ou lorsqu’elle se plaît à être vue et à être aimée? Que si elle aime la dépense et la bonne chère, elle a beau être riche, elle ruinera bientôt son mari. Ce n’est pas seulement dans le choix d’une femme qu’ils se trompent de la sorte, mais encore dans les esclaves qu’ils achètent Car n’en voulant point avoir de bons, parce qu’ils coûtent trop cher, ils en achètent à vil prix, et ils perdent au lieu de gagner. Je vous conjure donc, vous qui êtes possédés de cette passion, de bien penser à ce que je dis. Je ne vous parle point maintenant ni des tourments de l’enfer, ni de la gloire du ciel, parce que vous êtes sourds à ces vérités. Considérez seulement les pertes que vous avez faites si souvent par le trop grand désir de gagner, eu en donnant votre argent à intérêt, ou en achetant des esclaves, ou en choisissant une femme, ou dans les tutelles et dans toutes les autres choses semblables, et ces seules considérations vous pourront suffire présentement pour vous porter à haïr l’avarice. Ainsi vous vous conduirez avec plus de sûreté dans cette vie même, et lorsque vous serez un peu plus avancés, vous deviendrez capables d’entendre les vérités qui vous apprendront à être sages non -plus selon le monde mais selon Dieu. Les yeux de votre âme se fortifieront peu à peu, et s’accoutumeront à voir et même à aimer la lumière du Soleil de justice, pour jouir ensuite des biens qu’il a promis, que je prie Dieu de nous accorder, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (238)