2.
Après avoir ainsi relevé saint Jean par le lieu où il demeurait, par le vêtement dont il usait, et par ce concours de peuple qui affluait vers lui de toutes parts, il ajoute une chose qui lui est encore plus avantageuse. « Qu’êtes-vous donc allés voir? un prophète? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète (9). Car c’est de lui qu’il est écrit: j’envoie devant vous mon ange qui vous préparera la voie (10). »
Après avoir rapporté le témoignage que tous les Juifs ont rendu à Jean, il passe à celui que lui ont rendu les prophètes, ou plutôt il rapporte prèmièrement le témoignage des Juifs qui était très-considérable, puisqu’il lui était rendu par ses propres ennemis. Le second témoignage est celui que rendait à saint Jean la sainteté de sa vie. Le troisième est celui qu’il lui rend lui-même, et le quatrième enfin celui que lui rend le Prophète, fermant ainsi la bouche à tous ceux qui auraient pu avoir des pensées désavantageuses à ce saint. Et pour les empêcher de dire : mais s’il a d’abord été tel, ne peut-il pas s’être relâché dans la suite? il leur montre le contraire par l’habit dont il s’est toujours servi, par la prison où sa générosité l’a fait mettre, et enfin par le témoignage du prophète même.
Ensuite, comme il l’avait appelé le plus grand des prophètes, il montre en quoi il est le plus grand. En quoi est-il plus grand que les autres? Parce qu’il était lé plus proche du Messie que les prophètes avaient annoncé « J’envoie, » dit-il, « mon ange devant vous, » c’est-à-dire proche de vous. Comme ceux qui sont les plus proches de la personne du roi sont les plus honorables; ainsi saint Jean, comme le plus grand de tous, marche immédiatement devant le Sauveur. Mais remarquez que ce témoignage si avantageux ne le satisfait pas encore, il va plus loin et ajoute cet oracle de sa propre bouche.
« Je vous dis en vérité qu’entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste (11), » c’est-à-dire que jamais femme n’a eu de fils plus grand ni plus saint que saint Jean. Quoique cet oracle suffise tout seul, néanmoins si vous en voulez mieux voir la vérité, souvenez-vous de la vie de Jean, quelle était sa nourriture, quelle était sa demeure, et combien son esprit était élevé en Dieu. Il vivait sur la terre comme s’il eût été déjà dans le ciel. Il s’était mis au-dessus de toutes les nécessités de la nature. Sa vie était toute nouvelle et inouïe jusqu’alors; il était toujours occupé à la contemplation et à la prière. Il ne parlait jamais à personne, et il ne s’entretenait qu’avec Dieu seul. Il ne voulait voir aucun homme, ni ne se laissa voir à aucun. Il ne fut point nourri de lait. Il ne se servit ni de lit, ni de maison, ni de tous les secours qu’on va chercher dans les villes, et qui sont les plus nécessaires à la vie des hommes. Et quoique sa vie fût si dure, il était doux néanmoins, et il avait allié en lui la douceur avec la fermeté et le courage. Sa douceur paraît dans la manière dont il supporte les défauts de ses disciples, sa fermeté dans les exhortations qu’il fait aux Juifs, et son courage dans la liberté avec laquelle il reprend Hérode. C’est pourquoi Jésus-Christ dit : « Entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste. »
Mais pour empêcher encore que ces louanges ne fissent un mauvais effet dans l’esprit des Juifs, qui estimaient plus saint Jean que Jésus-Christ, considérez avec quelle sagesse il remédie à ce mal. Comme, en effet, ce que saint Jean avait fait dire à ses disciples troublait le commun des Juifs en leur faisant croire qu’il y avait quelque légèreté dans sa conduite, ce que Jésus-Christ aussi avait dit à l’avantage de saint Jean pour le justifier de ce reproche pouvait beaucoup nuire à ses disciples en leur donnant lieu de préférer leur maître à Jésus-Christ même. C’est donc ce qu’il veut prévenir par ces paroles: « Mais, dans le royaume des cieux, le plus petit est plus grand que lui (11). » Jésus-Christ s’appelle plus petit que Jean, parce qu’il était un peu moins âgé, ou parce qu’il était plus petit que saint Jean dans l’esprit du peuple qui disait de Jésus: « Voici un homme de bonne chère, et « qui aime à boire : n’est-ce pas là le fils de cet « artisan? » et qui partout parlait de lui avec mépris. — Quoi donc! me direz-vous, Jésus-Christ se compare avec saint Jean et nous marque qu’il était plus grand que lui? Dieu nous garde de cette pensée! Quand saint Jean (303) dit lui-même de Jésus-Christ: «Il est plus fort que moi, » ce n’est point en se comparant à Jésus-Christ qu’il parle de la sorte. Que saint Paul parlant de Moïse dise que Jésus-Christ « mérite plus de gloire que lui (Héb. III, 3), »ce n’est point en faisant aucune comparaison entre eux deux. Et lorsque Jésus-Christ dit de lui-même : « Celui qui est ici est plus grand que Salomon (Matth. XII, 42), » il ne se compare nullement avec ce roi.
Que si nous accordions que ces paroles renferment une comparaison, il faudrait dire que le Fils de Dieu n’en avait usé que pour s’accommoder à la faiblesse de ce peuple, parce que les Juifs avaient conçu une estime extraordinaire de saint Jean, qui s’était encore beaucoup augmentée depuis sa prison, parce qu’ils voyaient que la générosité avec laquelle il avait repris le roi lui avait fait perdre sa liberté. Et ainsi c’était relever Jésus-Christ à leur égard que de l’égaler à saint Jean. Nous voyons que l’Ecriture se sert de cette même conduite, et qu’elle compare des choses qui n’ont aucune proportion entre elles pour condescendre à la faiblesse des hommes, et pour les tirer de leurs erreurs, comme lorsqu’elle dit: « Entre tous les dieux il n’en est point qui vous ressemble, Seigneur. Il n’y a point de Dieu qui soit semblable à notre Dieu. » (Ps. LXXXV, 7.)
Quelques-uns disent que ces paroles de Jésus-Christ en parlant de Jean : « Celui qui est le plus petit dans le royaume de Dieu, est plus grand que lui (Exod. VIII, 8), » se doivent entendre des apôtres; d’autres les appliquent aux anges : mais cette explication ne peut subsister. Lorsqu’on s’écarte une fois du point de la vérité, on tombe aisément dans beaucoup d’erreurs. Car quelle liaison auront ces paroles avec celles qui les précèdent, si on les entend des apôtres ou des anges? D’ailleurs s’il voulait parler de ses apôtres, pourquoi ne les aurait-il pas nommés? Que s’il ne se nomme pas lui-même, bien que ce soit de lui-même qu’il parle, cela s’explique, parce que le peuple était prévenu contre lui, et parce qu’il ne voulait pas parler à son avantage, ce que nous voyons qu’il a toujours évité avec grand soin. Qu’est-ce à dire dans le royaume des cieux? c’est-à-dire, dans les choses spirituelles, et qui regardent le ciel. Mais Jésus-Christ fait voir encore qu’il ne fait point comparaison de lui avec saint Jean, lorsqu’il dit : « Qu’entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’est point élevé de plus grand prophète que Jean-Baptiste.» Car s’il est né d’une femme, il n’en est pas né comme saint Jean. Il n’était pas un simple homme, il n’était pas né comme les hommes naissent d’ordinaire, mais d’une manière tout extraordinaire et tout ineffable.