3.
« Et depuis le temps de Jean-Baptiste jusqu’à présent le royaume des cieux se prend « par violence, et ce sont les violents qui l’emportent (12). » Quel rapport y a-t-il de ces dernières paroles avec celles qui les précèdent? Il y en a un grand et profond. Jésus-Christ porte ici ce peuple à croire en lui, et il con. firme ce qu’il avait dit auparavant de saint Jean.. Car si toutes choses ont été accomplies jusqu’à saint Jean, c’est donc moi, dit-il, qui devais venir selon ce qui avait été prédit. « Car jusqu’à Jean tous les prophètes aussi bien que la loi ont prophétisé et annoncé des choses futures (13). » Les prophètes n’auraient donc point cessé. si je n’étais venu au monde. N’attendez donc plus personne, et n’en cherchez plus d’autre que moi. Il est clair que c’est moi qui devais venir, puisque tous les prophètes ont cessé dès que je suis venu, et que tous les jours le monde se hâte de croire en moi. La foi que l’on a en moi est déjà si claire et si connue, que plusieurs la prennent et la ravissent comme par violence. Qui sont, dites-vous, ces personnes qui l’ont prise par violence ? tous ceux qui se sont approchés de Jésus-Christ avec ardeur. Il ajoute ensuite une autre marque, lorsqu’il dit:
« Si vous voulez le recevoir, c’est lui-même qui est cet Elie qui doit venir (14).» Il est dit dans l’Ecriture: « Je vous enverrai Elie pour réunir les coeurs des pères avec leurs enfants. » (Malach. IV, 5.) « C’est là, » dit-il, « cet Elie si vous voulez le recevoir. Car j’enverrai mon ange devant votre face. » (Ibid. 3.) Il dit fort bien: « si vous le voulez recevoir, » pour montrer qu’il ne contraint et ne violente personne. Et il parlait de la sorte afin qu’on l’écoutât favorablement, et qu’on reconnût qu’en effet Elie était Jean, et que Jean était Elie. Ils ont eu tous deux le même ministère, et l’un et l’autre ont été véritablement précurseurs. C’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas généralement : C’est là Elie, mais: « Si vous le voulez recevoir, c’est Elie, » c’est-à-dire, si vous voulez comprendre ce que je dis, et (304) examiner avec soin et sans contention les actions de l’un et de l’autre. Et ne se contentant pas encore de cela, pour montrer quelle prudence il fallait pour entendre ces paroles, il ajoute:
« Que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre (45). » Il leur disait tant de choses si obscures et si confuses pour les exciter à lui faire des questions, que s’ils ne sortaient pas encore de leur assoupissement, ils en seraient bien moins sortis s’il leur eût dit des choses claires et manifestes. Car on ne peut pas dire que les Juifs n’avaient pas la hardiesse d’interroger Jésus-Christ, parce qu’il était trop diffIcile d’approcher de lui. Comment ces Juifs qui lui faisaient des questions sur les moindres sujets, qui le tentaient en tant de manières, qui après avoir été tant de fois confondus par les réponses de Jésus-Christ, ne se rebutaient jamais comment, dis-je, ces hommes ne l’eussent-ils pas interrogé, questionné, quand il s’agissait d’un sujet si important, s’ils avaient eu quelque désir de s’instruire ? Après lui avoir fait si à contre-temps des questions sur la loi, et lui avoir demandé quel en était le premier commandement, sans qu’ils eussent aucun besoin de l’apprendre de lui, comment, s’ils avaient eu l’amour de la vérité, ne l’eussent-ils pas prié d’expliquer une réponse obscure qu’il semblait être obligé d’éclaircir, et qu’il ne leur faisait même que pour les exciter à en demander l’éclaircissement? Car en disant: « Les violents l’emportent, » et ajoutant aussitôt, « que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre, » il est clair qu’il les invitait en quelque sorte à lui demander l’intelligence de ces paroles.
« Mais à qui dirai-je que ce peuple-ci est semblable? Il est semblable à ces enfants qui sont assis dans la place, et qui crient à leurs compagnons, et leur disent (16): Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé : nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil (17). » Quoique ce passage paraisse encore détaché de ce qui précède, il y est néanmoins fort bien lié, c’est toujours sur le même sujet que parle Jésus-Christ : il veut montrer que, malgré toutes les apparences contraires, il existait entre lui et Jean un parfait accord; c’est ce qui a déjà été indiqué à propos de l’ambassade. Il fait donc voir aux Juifs que de tous les moyens qui pouvaient procurer leur salut, il n’en a omis aucun. C’est la répétition de ce que disait le Prophète: Que puis-je faire à cette vigne que je ne lui aie déjà fait? — « A qui, » dit en effet le Sauveur, dirai-je que ce peuple-ci est semblable? Sinon à ces enfants qui sont assis dans la place et qui crient à leurs compagnons: Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé : nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil. » (Isaïe, V, 4.) « Car Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils disent: Il est possédé du démon (18). Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils disent: C’est un homme de bonne chère, et qui aime à boire; c’est un ami des publicains et des gens de mauvaise vie (19). » Il semble que Jésus-Christ veuille leur dire par ces paroles: Nous sommes venus Jean et moi par deux voies toutes contraires: nous avons imité les chasseurs qui poursuivant une bête fort difficile à prendre, lui tendent des filets en divers endroits, afin que s’ils la manquent d’un côté ils la prennent de l’autre. Comme tout le monde d’ordinaire admire ceux qui jeûnent beaucoup, et qui mènent une vie dure et austère, Dieu par une mesure pleine de sagesse, fait que Jean dès le berceau s’accoutume à cette vie, afin que le peuple surpris de cette austérité, l’écoute avec respect, et ajoute foi à ses paroles.
Pourquoi donc, me dira quelqu’un, Jésus-Christ n’a-t-il pas suivi la même voie? je réponds qu’il l’a suivie, comme on le voit assez par les quarante jours de son jeûne, et par le reste de sa vie, puisqu’allant prêcher de village en village, il n’avait pas même un lieu pour reposer sa tète. Mais il a trouvé encore un autre moyen de tirer avantage de ce genre de vie, qui avait paru dans saint Jean, avec tant d’éclat. Car il s’est acquis une aussi grande estime dans l’esprit des Juifs par le témoignage que lui a rendu saint Jean si célèbre par l’autorité de sa vie, que s’il eût été -lui-même aussi austère que son précurseur.
D’ailleurs saint Jean n’a été recommandable que par l’éminence de sa vertu. Car « Jean n’a fait aucun miracle (Jean, X, 20), » comme il est marqué dans l’évangile : au lieu que Jésus-Christ n joint encore à sa vertu le témoignage de ses miracles. C’est pourquoi Jésus-Christ. laissant à saint Jean la gloire qu’il s’était (305) acquise par ses jeûnes, a voulu marcher par une autre voie. Il s’est trouvé, pendant le temps de sa prédication; à la table des publicains et des pécheurs, et il a bien voulu boire et manger avec eux.