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De plus chaque art en cette vie n’a qu’un but et une fin qui lui est particulière. On n’exerce l’agriculture que pour avoir de quoi se nourrir. La draperie ne se met en peine que du vêtement. Nous voyons même qu’un seul de ces arts ne peut de lui-même atteindre sa fin ni se donner ce qui lui est nécessaire pour agir. Comment, par exemple, pourrait subsister 1’agriculture, si les forgerons ne lui préparaient le hoyau, la faux, la hache et tous les instruments dont elle a besoin ; si les charpentiers ne lui faisaient des charrues; si les bourreliers ne lui taillaient les cuirs qui lui sont nécessaires ; si l’architecture n’élevait quelque toit ou pour les boeufs qui labourent, ou pour les hommes qui les conduisent; si d’autres n’allaient abattre et équarrir le bois dans les forêts ; enfin, si les boulangers ne savaient faire le dernier usage du blé que le laboureur recueille par ses travaux?
Combien de choses aussi sont nécessaires à la draperie, et de combien d’autres arts dépend-elle sans lesquels elle ne pourrait pratiquer le sien? Ainsi chaque art a besoin des autres, et il tomberait s’il n’en était soutenu. Mais l’art divin de la charité n’a besoin que de lui seul. Lorsque nous voulons l’exercer, nous sommes indépendants de tous les hommes. La seule volonté suffit.
Que si vous me dites que pour l’exercer il faut avoir de grands biens, souvenez-vous de ce que Jésus-Christ dit de cette veuve de l’Evangile, et détrompez-vous de cette fausse pensée. Quand vous seriez pauvre jusqu’à mendier votre pain, si vous donnez seulement, deux oboles, vous pratiquez divinement la charité. Quand vous ne donneriez qu’un morceau de pain, si vous ne pouvez donner davantage, vous excellez en cet art céleste.
Appliquons-nous donc, mes frères, à cet art divin. Exerçons-le avec amour. Il vaut sans comparaison mieux s’y rendre habile que d’être roi et de porter une couronne. Car l’avantage que cet art a sur les autres n’est pas seulement qu’il ne dépend point des autres arts. Il nous devient encore lui seul une source féconde de mille biens. Il nous dresse dans le ciel des édifices qui subsisteront éternellement. Il apprend à ceux qui le pratiquent à fuir une immortelle mort. Il nous enrichit et nous fait trouver des trésors inépuisables, qui ne craignent ni les voleurs ni la rouille ni la loi du temps, qui consume toutes les choses d’ici-bas. Si l’on vous promettait de vous enseigner un moyen de garder votre blé pendant plusieurs années sans se corrompre, que (408) ne donneriez-vous point pour l’apprendre? Et cet art admirable dont nous parlons vous apprend à garder en toute sûreté non votre blé, mais vos biens, votre corps et votre âme pure et incorruptible; et vous ne le recherchez pas?
Mais pourquoi m’arrêté-je à dire en détail tous les avantages de cet art divin? Il suffit de dire en général qu’il nous apprend le moyen de nous rendre semblables à Dieu même; ce qui seul sans doute est le plus grand de tous les biens. Ainsi vous voyez que cet art ne se borne pas à un seul objet, et que sans avoir besoin d’autre appui que de lui-même, il bâtit des édifices admirables, il fait des vêtements d’une beauté extraordinaire il amasse des trésors qui ne périssent jamais, il nous fait surmonter la mort et le diable, et nous rend semblables à Dieu.
Quel autre art donc peut être aussi utile que celui-ci? Les autres, outre ce que nous en avons déjà dit, périssent avec cette vie, et cessent même par la moindre maladie. Leurs ouvrages ne peuvent subsister toujours, et il faut, pour les achever, beaucoup de peine et de temps. Mais quand le monde passera, c’est alors que cet art divin dont nous parlons éclatera davantage.. C’est alors qu’il fera briller ces ouvrages merveilleux et qu’il les fera subsister avec plus de fermeté. Il n’a besoin pour agir ni de temps, ni de peine, ni de travail. La maladie n’interrompt point son action. La vieillesse ne l’affaiblit pas. Il nous accompagne jusque dans l’autre vie. Il ne nous quitte point à notre mort, et ne nous abandonne jamais.
Il nous met au-dessus des plus grands philosophes et des orateurs de ce siècle. Et au lieu que ceux-ci, lorsqu’ils sont habiles, ont mille envieux qui les déchirent, ceux au contraire qui excellent en cet art divin, sont estimés de tout le monde. Les orateurs ne peuvent défendre les autres qu’aux tribunaux de la terre. C’est la seulement qu’ils soutiennent la cause de ceux qui ont souffert quelque injustice, et souvent même de ceux qui l’ont faite; mais cet art céleste nous rend puissants au tribunal de Jésus-Christ; non-seulement il parle en faveur des autres devant ce redoutable juge, mais il oblige le juge même à parler en faveur du coupable, à le protéger ; et à lui prononcer une sentence favorable. Quand il aurait commis cent crimes, s’il a lâché de les laser par une charité sincère, Dieu est comme forcé de les lui pardonner, de le couronner et de le combler de gloire. « Donnez, » dit-il, « l’aumône, et toutes, choses vous seront pures. »
Mais pourquoi parler de l’autre monde? Si dans celui-ci même on donnait le choix aux hommes, et qu’on leur demandât lequel ils aimeraient qu’il y eût, ou beaucoup d’habiles orateurs, ou beaucoup d’hommes charitables, on les verrait préférer la charité à l’éloquence. Et n’aurait-on pas raison, mes frères, de faire ce choix, puisque quand ces ornements de discours seraient bannis de toute la terre, elle n’en serait pas moins heureuse, et qu’elle a subsisté sans cela durant tant de siècles? mais si vous en ôtiez la charité, tout le monde tomberait aussitôt dans une confusion et dans une ruine générale? On ne pourrait aller sur la mer, si l’in en détruisait les ports et les autres lieux favorables aux vaisseaux qui s’y retirent, et il serait impossible de même que les hommes subsistassent sans la charité et sans la miséricorde.