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Ne me dites point pour vous excuser que ces pauvres se réjouissent, lorsque vous leur prêtez votre argent, et que même ils vous rendent grâce de votre usure. C’est votre cruauté qui les oblige de trouver cette triste joie dans ce qui les réduit à la dernière pauvreté. (Gen. XII, 3.) Lorsqu’Abraham livra sa propre femme entre les mains des barbares, il se prêta à l’accomplissement de leurs mauvais desseins, mais était-ce de bon gré, ou par la crainte de Pharaon ? C’est ainsi que le pauvre agit. Comme vous êtes assez dur pour ne lui pas donner gratuitement la somme dont il a besoin, il est contraint de rendre grâce à votre avarice, et de recevoir avec joie l’effet de votre cruauté. Vous ressemblez à un homme qui, en délivrant un autre d’un péril de mort imminent, exigerait de lui la récompense de ce service. Cette comparaison vous fait horreur et vous paraît injurieuse. Quoi donc, vous rougiriez d’exiger de l’argent d’un homme pour l’avoir tiré de ce péril, et vous ne rougissez pas d’en exiger si cruellement pour l’avoir assisté dans un besoin moins considérable? Ne prévoyez-vous point déjà que le châtiment vous est réservé pour une telle conduite, et ne vous souvenez-vous point avec quelle sévérité ce crime était défendu dans l’ancienne loi?
Mais quelle est l’excuse dont la plupart se couvrent? Il est vrai, disent-ils, que je prête mon bien à usure, mais c’est pour assister les pauvres. Malheureux, que dites-vous? Dieu rejette avec horreur ces détestables aumônes. Il ne veut point ces sacrifices sanglants. Ne faussez point la loi de Dieu. Il vaut mieux ne rien donner aux pauvres que de leur donner d’un bien si cruellement acquis. Vous faites même souvent qu’un argent qui n’avait été amassé que par de justes travaux, et par des voies très-innocentes, devient enfin un argent maudit de Dieu par vos usures illégitimes, et vous faites le même mal que si vous forciez un sein pur et chaste d’enfanter des scorpions et des vipères.
Mais pourquoi vous parler de la loi de Dieu? N’avouez-vous pas vous-même que l’usure est une chose très-infâme? Si vous, qui profitez de ces usures, ne les regardez néanmoins qu’avec horreur, jugez de quel oeil Dieu les regarde. Que si vous consultez ceux qui ont établi les lois humaines, ils vous diront que l’usure a toujours été regardée comme la marque de la dernière impudence. Et c’est pour cette raison qu’il n’est jamais permis aux personnes constituées en: dignité, ni aux magistrats de se déshonorer par ces gains infâmes. .C’est la loi, dites-vous, qui le leur défend. Tremblez donc de votre indifférence, lorsque vous avez moins de respect pour les lois de Dieu, que les magistrats n’en, put pour les lois civiles, et lorsque vous témoignez estimer moins les oracles du ciel, qu’ils n’estiment les arrêts du sénat de Rome.
Mais si je vous crois, me dites-vous, et que je place mon argent au ciel, il me profitera moins que placé sur la terre. Ne rougissez-vous pas d’autoriser ainsi l’injustice de vos usures? Je l’appelle une injustice; car y a-t-il rien de plus injuste que de semer sans terre, sans- pluie, sans charrue et sans semence ? Que recueillent aussi ceux qui sèment de la sorte, sinon une ivraie qui sera jetée dans le feu? N’y a-t-il point d’autres voies justes et légitimes de gagner sa vie? Ne peut-on pas cultiver les champs, nourrir des troupeaux, engraisser des boeufs, travailler des mains, et ménager son revenu? N’êtes-vous pas déraisonnable? N’êtes-vous pas insensé de passer toute votre vie à labourer et à semer des épines?
Vous me répondrez peut-être que les fruits de la terre sont sujets à trop d’accidents, que (445) souvent la grêle, les brouillards, les eaux et les chaleurs ruinent tout. Mais y a-t-il là autant de périls à craindre que vous en courez par l’usure? Toutes ces intempéries de l’air ne peuvent au plus que gâter le fruit sans nuire à la terre qui le porte; au lieu qu’ici on perd très-souvent le fonds, et qu’avant cette perte, on souffre mille inquiétudes. Car l’usurier ne jouit jamais en paix de son bien, Jamais il n’y trouve de repos. Quand on lui apporte de l’argent, il ne considère point ce qu’il a, mais ce qu’il n’a pas; et quelque grande que soit la rente qu’on lui paie, il s’afflige toujours de ce qu’elle n’égale pas le fonds. C’est pourquoi il ne peut, dans cette impatience avare, se donner le temps d’amasser quelque somme considérable. Il replace cet argent à mesure qu’il le reçoit. Il contraint ces revenus injustes de lui produire d’autres revenus semblables, comme une vipère produit encore d’autres vipères.
Je me sers de cette comparaison, parce que l’usure ronge plus l’âme d-e l’avare qui l’exige, que les vipères ne. rongent les entrailles qui leur ont donné la vie. Ce sont là « les liens injustes » dont parlait tantôt le Prophète, « et ces chaînes pesantes » qui accablent ceux qui les portent. Je vous donne, dit l’usurier, non afin que vous jouissiez de ce que je vous donne, mais afin que vous me rendiez plus que je ne vous ai donné. Quoi ! Dieu ne veut pas que vous redemandiez même ce que vous avez donné: « Donnez», dit-il, « à ceux dont vous n’espérez rien recevoir (Luc, VI, 40)», et vous exigez plus nième que vous ne donnez? Vous redemandez comme une dette, un argent qui n’est point sorti de vos mains. Croyez-vous augmenter votre bien par un moyen par lequel vous ne vous amassez qu’un trésor de colère et de vengeance?
Donc, mes frères, pour éviter de tomber sous les coups de la colère de Dieu, et dans ces abîmes de feu, renonçons éternellement à l’usure. Desséchons cette racine empoisonnée qui ne porte que des fruits de mort, et n’aspirons plus qu’à ce gain dont parle saint Paul, qui est le seul gain qui soit grand et légitime, c’est-à-dire : « La piété avec ce qui nous suffit « pour vivre ». (I Tim. vi, 6.) C’est de ce trésor que nous devons nous enrichir; afin de passer ici paisiblement notre vie et de jouir ensuite des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le saint-Esprit, est la gloire, la puissance et l’empire, dans. tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (446)