3.
Mais je vous prie, mes frères, de considérer quelle est la malignité de cet homme, qui vient devant tout un peuple accuser les apôtres de faiblesse et d’impuissance : « Je l’ai présenté », dit-il, « à vos disciples, et ils ne l’ont pu guérir » Mais Jésus-Christ, pour excuser ses apôtres, attribue à cet homme la plus grande part de la faute et dit : « O race incrédule et dépravée, jusques à quand serai-je avec-vous? jusques à quand vous souffrirai-je «(16)»? Il n’adresse pas seulement ces paroles à cet homme qui le priait, mais généralement à tous les Juifs. Car il est vraisemblable que plusieurs d’entre eux furent scandalisés de l’impuissance des apôtres, et qu’ils les méprisèrent en eux-mêmes. Lorsqu’il dit,: « Jusqu’à quand serai-je avec vous »? il fait voir le grand désir qu’il avait de mourir, et avec quelle ardeur il souhaitait de retourner à son Père. Il montre assez que ce qui lui était pénible en ce monde, c’était, non de souffrir la croix, mais de demeurer avec ces Juifs incrédules.
Il ne termine pas là son discours, il ajoute encore: « Amenez-le-moi ici ». Il lui demande combien il y avait de temps que ce possédé souffrait de ce mal; afin d’excuser en quelque sorte ses disciples, et de faire aussi concevoir à ce père quelque espérance de la guérison de son fils, en lui persuadant qu’il lui était facile de le délivrer de cet état. Il souffre néanmoins sur l’heure que le démon le tourmente et qu’il le déchire. Ce qu’il permit, non par un vain désir de gloire, en faisant voir son autorité par le reproche qu’il fit au démon devant tout le peuple; mais pour consoler le père, afin, qu’en voyant le démon trembler .à sa seule parole, il fût plus disposé à croire le miracle qu’il allait voir.
Cet homme, ayant donc répondu que son fils souffrait ce tourment depuis son enfance, et ayant ajouté aussitôt: « Mais si vous pouvez « quelque chose, aidez-nous et ayez pitié de « notre état » , Jésus-Christ lui répond sur l’heure : « tout est possible à ceux qui « croient », faisant encore retomber sur son peu de foi le délai de la guérison de son fils. Quand le lépreux dit à Jésus-Christ : « Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir » (Matth. VIII, 3); et qu’il rendait par ces paroles témoignage à sa souveraine puissance, Jésus-Christ loua ce qu’il avait dit, et le confirma même en disant : « Je le veux, soyez guéri ». Mais parce que cet homme, en disant,: « Si vous pouvez, aidez-nous », parlait d’une manière indigne de la toute-puissance du Sauveur, il lui en fait un reproche: « Tout est possible », dit-il, « à celui qui croit», comme s’il lui disait : Ma force est si infinie, qu’elle peut même communiquer aux autres la puissance de faire des miracles. Si vous croyez donc comme il faut, vous pourrez guérir sans peine, non-seulement votre fils, mais même les autres; et aussitôt après cette parole, il chasse, le démon.
Mais il faut admirer la providence et la bonté de Dieu sur ce possédé, non-seulement en ce qu’il le délivra enfin du démon; mais encore plus, en ce qu’il le conserva durant une si longue possession. Car, sans une protection toute particulière,. il n’est pas douteux qu’il serait mort longtemps auparavant. Le démon, qui le jetait tantôt dans le feu et tantôt dans l’eau, l’eût tué sans doute, si Dieu n’eût donné un frein à sa fureur, et s’il n’eût mis des bornes â la violence de sa rage. C’est ce qui fût aussi arrivé à ces démoniaques, qui couraient nus dans les, déserts, qui se frappaient eux-mêmes, et qui se déchiraient avec des pierres.
Que si l’Evangile appelle ce possédé « lunatique », il ne s’en faut pas étonner, puisque c’est le nom que son propre père lui donnait. Vous direz peut-être que 1’Evangile use encore aussitôt de ce terme, puisqu’il est dit ensuite que Jésus-Christ guérit « plusieurs lunatiques »? Il ne parle en cela que selon l’usage commun. Car le démon, par sa malice, voulant décrier cet astre, tourmentait plus ou moins les possédés, selon le cours et le décours de la lune; non pas, certes, que la lune exerçât aucune action sur eux; mais, encore une fois, c’était un effet de la malice du démon, qui voulait faire attribuer à la lune ce qu’il faisait lui-même. Il a réussi à faire admettre cette opinion fausse par beaucoup d’esprits, et, de (450) là, est venu le mot de « lunatique », appliqué à certains démoniaques.
« Les disciples vinrent après trouver Jésus en particulier, et lui dirent: Pourquoi nous autres ne l’avons-nous pu chasser (19) » ? Il me semble qu’ils craignaient d’avoir déjà perdu la grâce des miracles que Jésus-Christ leur avait donnée, et la puissance qu’ils avaient reçue sur les esprits impurs. C’est pour cela qu’ils viennent interroger Jésus-Christ « en particulier ». Ce n’était point par un mouvement de honte qu’ils affectaient ce « secret». S’ils eussent cru n’avoir plus cette puissance, il leur eût été inutile de craindre que le peuple le sût de la bouche du Sauveur, lorsque les faits l’eussent dit assez d’eux-mêmes, mais ils interrogent Jésus-Christ « en particulier », parce qu’ils avaient à lui parler d’une chose grande et secrète. Que leur répond donc le Fils de Dieu?
« Jésus leur répondit: C’est à cause de votre incrédulité. Car je vous dis en vérité : Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne: Transportez-vous d’ici là, et elle s’y transporterait, et rien ne vous-serait impossible (20) ». Si vous demandez ici quand on a vu les apôtres faire ce que dit ici Jésus-Christ, et transporter les montagnes d’un lieu en un autre, je vous répondrai qu’ils ont fait bien davantage en ressuscitant une infinité de morts. Car c’est l’effet d’une bien plus grande puissance de rappeler une âme dans un corps mort, que de transporter une montagne. On dit qu’on a vu dans la suite quelques saints bien moins considérables que les apôtres faire ces sortes de miracles, et transporter les montagnes selon les besoins. Que s’il ne s’est point trouvé d’occasion semblable du temps des apôtres, il serait injuste de les en blâmer. Et il faut remarquer que Jésus-Christ ne leur dit pas en général : vous transporterez les montagnes, mais vous pourriez les transporter. S’ils ne l’ont pas tait, ce n’est point par impuissance et par faiblesse, puisqu’ils ont fait d’autres choses incomparablement plus grandes; c’est seulement parce que l’occasion ne s’en est pas présentée, et qu’ils n’ont pas jugé cela nécessaire. Peut-être même qu’ils ont fait cette sorte de miracle, et que l’on n’en a rien marqué. Car on n’a pas écrit toutes les merveilles que les apôtres ont faites.
Mais nous pouvons dire encore qu’une des raisons pour lesquelles les disciples ne purent guérir ce possédé, c’est qu’en-ce moment ils étaient dans un état d’imperfection et de faiblesse. Car ils n’avaient pas toujours une foi égale et ils n’étaient pas toujours dans la même disposition. Nous avons vu que saint Pierre est appelé par Jésus-Christ même, tantôt « heureux » et tantôt « satan », et que le Sauveur les reprend tous en général, de ce qu’ils ne comprenaient pas le mystère du « levain ». Il est donc assez vraisemblable que les apôtres étaient alors dans cette disposition de faiblesse, qui leur était assez ordinaire avant la croix du Sauveur.
La « foi » dont Jésus-Christ parle ici, est la foi des miracles, et il la compare à un grain de sénevé, pour montrer sa vigueur et sa grande force. Car encore. que cette graine paraisse la plus petite. de toutes, elle surpasse néanmoins toutes les autres par sa vertu et par sa puissance. Et Jésus-Christ, pour montrer qu’un peu d’une véritable foi produisait des effets prodigieux, la compare à cette graine. Mais le Fils de Dieu ne s’arrête pas encore là, et après avoir fait voir que la foi pouvait agir sur les montagnes même, il dit: « Enfin rien ne vous sera impossible ».