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Mais, après avoir vu le grand nombre de maîtres importuns que ce favori est obligé de servir, voyons maintenant les autres peines qu’il souffre. Tous ceux qui sont au-dessous de lui tâchent de prendre le dessus, et ceux qui l’ont déjà pris, craignant qu’il ne les devance, se déclarent ses ennemis. Mais n’admirez-vous point, mes frères, qu’après vous avoir promis de vous faire voir de combien de maîtres ce favori était l’esclave, je trouve enfin que j’ai fait plus que je n’avais promis? Nous trouvons que cet homme a des ennemis au lieu de maîtres, ou plutôt, qu’il est environné de personnes qui sont en même temps ses maîtres et ses ennemis; puisqu’il est contraint de les honorer extérieurement comme ses maîtres, et de les craindre comme ses ennemis, évitant, ou leur fureur ouverte, ou leurs piéges secrets, selon les différents mouvements de la haine qu’ils ont contre lui.
Y a-t-il rien, mes frères, de plus déplorable que d’avoir les mêmes personnes tout ‘ensemble pour maîtres et pour ennemis? Lorsque les serviteurs ordinaires obéissent à leurs maîtres, ils sont aimés d’eux. Ceux-ci au contraire obéissent à cent maîtres divers, et ils sont haïs de tous. Après qu’ils les ont traités en esclaves, ils les traitent en ennemis, et ils payent la bassesse de leurs services d’une inimitié mortelle; inimitié qui est d’autant plus dangereuse qu’elle est pins cachée, et que, feignant d’être leurs amis lorsqu’ils les haïssent à mort, ils ne trouvent leur bonheur que dans leur malheur, et leur satisfaction que dans leur perte.
Ce n’est pas ainsi, mes frères, que les chrétiens vivent. Si l’un d’eux souffre, les autres compatissent et souffrent avec lui : si l’un est dans la joie, tous les autres y prennent part. Saint Paul le dit clairement : « Quand un membre souffre, tous les autres membres souffrent avec lui, et quand un membre «est dans la gloire, tous les autres membres « s’en réjouissent » (I Cor. XII, 26.) C’est pourquoi lorsqu’il recommande aux chrétiens d’entrer dans cette disposition, il dit de lui-même:
« Quelle est mon espérance ou quelle est ma joie? n’est-ce pas vous»? (I Thessal. II, 19.) Il dit aussi ailleurs : « Nous vivons si vous demeurez fermes dans le Seigneur ». (II Cor. II, 4.) Et ailleurs: « Je vous ai écrit dans une grande douleur et affliction de coeur ». Et ailleurs : « Qui est faible sans que je sois aussi faible? Qui est scandalisé sans que je sois brûlé moi-même » ? (II Cor. XI, 29.)
Pourquoi donc souffrons-nous volontairement tant d’agitations dans le monde ? Pourquoi ne courons-nous pas avec ardeur dans ce port heureux et tranquille, où nous pouvons vivre dans un parfait contentement? Que ne quittons-nous ces faux biens qui n’en ont que le nom et l’apparence, pour-embrasser les solides et les véritables? La gloire, la puissance, les richesses, la réputation, et les autres choses semblables, ne sont dans les gens du monde que des noms vides et stériles, mais ce sont des effets et des choses réelles parmi nous; comme au contraire, les maux, le mépris, la pauvreté et la mort ne sont que des noms parmi nous, mais des choses réelles et véritables dans le monde.
Jugez de ce que je dis en exprimant quelle est la vanité de cette gloire qu’on estime dans le monde, et qu’on y désire avec tant de passion. Je ne m’arrête point à dire qu’elle ne dure qu’un moment, et qu’elle passe aussitôt. Voyons lors même qu’elle est dans son plus grand éclat, ce que c’est dans la vérité. Ne lui ôtons point le fard dont elle tâche de couvrir sa laideur, et cet ornement emprunté dont elle se pare. Faisons-la paraître dans toute sa magnificence, et voyons ensuite combien elle est laide et difforme. Parons-la donc d’abord de toute sa beauté, je veux dire de ce nombre d’officiers, de gardes, de flatteurs, de hérauts et de trompettes qui marchent devant elle, de ces honneurs, de ces soumissions, de ce silence, de cette admiration des hommes, de cette fierté avec laquelle on traite ceux qui ne font pas place, et qui ne se pressent pas pour laisser passer au large ces personnes sur qui tout le monde jette les yeux. Cela sans doute vous paraît fort magnifique : mais voyons-en la vanité, et considérez si ce n’est pas en effet la seule imagination des hommes qui donne à cette bassesse le nom de grandeur. Car quel avantage retire de ces honneurs le corps ou l’âme de celui qui les reçoit? En sera-t-il de plus grande taille? en deviendra-t-il plus robuste, plus sain ou plus (461) vigoureux ? En aura-t-il les sens plus pénétrants et plus vifs? Je ne crois pas qu’il y ait personne qui puisse avoir ces pensées.
Venons maintenant à l’âme. Cette déférence des hommes la rend-elle ou plus modeste, ou plus humble, ou plus sage qu’elle n’était? Ne produit-elle pas au contraire en elle des effets tout opposés? Car il n’arrive pas ici à l’âme seulement ce qui arrive dans le corps. Le corps n’a point d’autre mal que de ne tirer aucun bien de cette gloire imaginaire; l’âme au contraire non seulement n’en retire aucun avantage, mais elle en reçoit de grands maux. Elle en devient plus insolente, plus insensée, plus colère et plus esclave des passions.
Vous me répondez qu’on voit toujours ces grands du monde dans la joie et dans les plaisirs. Mais c’est là le comble de leurs maux. C’est ce qui rend, leurs maladies incurables; puisque lorsqu’ils s’en réjouissent, ils ne cherchent pas à s’en guérir, et que le plaisir qu’ils y trouvent, leur ferme l’accès aux remèdes. Ainsi, ce qui achève leur ruine c’est cette complaisance dont ils se flattent dans leurs maux. La joie n’est pas toujours, bonne et louable, puisque les voleurs se réjouissent tous les jours de leurs larcins; les adultères de leurs crimes, les meurtriers de leurs violences, et les avares de leurs usures.
Il ne faut pas considérer si celui dont nous parlons se réjouit, mais si le sujet pour lequel il se réjouit est raisonnable, si sa joie n’est pas aussi criminelle que celle des adultères, des homicides et des voleurs. Car je vous prie de me dire pour quel sujet il se réjouit. Est-ce parce qu’il est honoré de tout le monde? Y a-t-il rien de plus puéril que cette joie? Si cette passion n’est pas un mal, pourquoi tous les jours blâmons-nous ceux qui en sont frappés, pourquoi les couvrons-nous de confusion et d’infamie? Cessons donc à l’avenir de détester les orgueilleux, et d’avoir en horreur ceux qui n’ont que du mépris pour les autres hommes. Que si vous ne pouvez résister à une loi que la nature même a gravée en vous, n’avouerez-vous pas que ces hommes que vous estimez sont dignes de l’aversion commune de tout le monde, de quelque grand nombre de gardes qu’ils se fassent environner? Je ne parle ici que de ceux qui usent avec modération de leur dignité et de leur puissance : car je sais que ceux qui en abusent, commettent souvent plus d’excès que les plus détestables voleurs, que les adultères les plus infâmes, et que les plus grands meurtriers. Ils volent le bien d’autrui plus effrontément. Ils tuent les hommes avec plus de cruauté. lis tombent dans des impuretés plus sales. Ils ne volent pas une maison, mais plusieurs. Ils font servir leur puis,sance à leur malice, et changent leur autorité en tyrannie. Jamais ils ne sont plus esclaves que lorsqu’étant asservis à leurs passions, ils ne respectent et ne craignent plus personne.
Reconnaissons donc que les personnes véritablement nobles et libres, et qui méritent plus légitimement le titre de rois; sont celles qui sont libres de leurs passions. C’est cette liberté, mes frères, que je vous recommande d’acquérir, et c’est cette servitude que je vous exhorte à fuir. N’estimons point les grandeurs ni la puissance. Fuyons les richesses comme un fardeau insupportable. Ne croyons point qu’il y ait d’autre bonheur que celui qui se trouve dans la vertu, afin que nous puissions passer paisiblement notre vie dans ce monde, et jouir ensuite dans l’autre d’une plus heureuse paix, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (462)