4.
Mais pour voir encore plus clairement que ce n’est pas de la nécessité que vient le mal écoutez la suite. Après avoir dit malheur à ces hommes, le Sauveur ajoute: « Que si votre main ou votre pied vous est un sujet de scandale, coupez-le et jetez-le loin de vous. Il vaut bien-mieux pour vous que vous entriez dans la vie n’ayant qu’un pied ou qu’une main, que d’avoir deux pieds et deux mains, et d’être précipité dans le feu éternel (8). Et si votre oeil vous est un sujet de scandale, arrachez-le et jetez-le loin de vous. Il vaut bien mieux pour vous que vous entriez dans la vie n’ayant qu’un oeil, que d’avoir deux yeux et d’être précipité dans le feu de l’enfer « 9) » Ce n’est point des membres du corps dont Jésus-Christ parle en ce lieu, mais des amis et des personnes qui nous sont unies de telle sorte, que nous les regardons comme nous étant aussi nécessaires que les membres de notre corps. Quoiqu’il ait déjà dit cela plus haut, il ne laisse pas de le redire ici encore. Car il n’y a rien de plus dangereux que la compagnie des personnes corrompues. L’amitié quelquefois a plus de pouvoir sur nous pour nous inspirer le bien ou le mal, que la (467) nécessité même. C’est pourquoi Jésus-Christ nous commande d’éloigner de nous nos plus intimes amis lorsqu’ils nous nuisent, marquant ainsi clairement que c’était ceux qu’il avait dans l’esprit, lorsqu’il parlait des auteurs de ces scandales.
Considérez donc, mes frères, avec quel soin le Sauveur écarte d’avance les maux que ces scandales pourraient causer, premièrement en les prédisant, en avertissant les lâches de s’y tenir préparés et de veiller sur eux-mêmes, et en marquant que de tous les maux il n’y en avait point qui fût plus à craindre. Car il ne dit pas seulement: « Malheur au monde à cause des scandales » ; mais, pour montrer davantage la grandeur de ce mal, il prononce un double malheur contre celui qui en aurait été l’auteur, car en disant: « Mais malheur à cet homme », et le reste, il nous fait assez juger quelle sera la sévérité de la punition qu’il en doit tirer.
Il ne se contente pas même de cela. Il augmente encore notre terreur. par des comparaisons étonnantes , par lesquelles il nous apprend en même temps le moyen, de fuir les scandales. Ce moyen, mes frères, est de retrancher de notre amitié tous les méchants, quels que soient les liens qui les unissent à nous. Il en apporte une raison convaincante. Car si vous continuez de les regarder comme vos amis pendant qu’ils sont en cet état, vous ne pourrez les gagner et vous vous perdrez vous-même; mais si vous les retranchez de votre amitié, et que vous les traitiez en ennemis, vous sauverez au moins votre âme.
Si vous reconnaissez donc que l’amitié d’une personne vous soit dangereuse, retranchez-la impitoyablement. Si nous coupons souvent nos propres membres, lorsqu’ils sont pourris, de peur qu’ils ne gâtent les autres, combien moins devons-nous épargner nos amis lorsqu’ils nous corrompent? Si le mal était naturel à l’homme, il lui serait inévitable quoi qu’il pût faire, et ainsi cet avis de Jésus-Christ serait inutile. Mais, comme il est impossible que les instructions d’un Dieu soient inutiles et hors de propos, nous devons conclure que le mal vient de notre volonté et non de la nécessité de la nature.
« Prenez bien garde de ne mépriser aucun de ces petits; car je vous déclare que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux (10)». Il n’entend point par ce mot « de petits », ceux qui sont tels en effet, mais seulement ceux qui passent pour «petits » dans le monde, c’est-à-dire les humbles, les pauvres et les inconnus qui sont d’ordinaire méprisés des hommes. Car comment pourrait-on appeler « petit » celui qui a la gloire d’être aimé de Dieu? Comment celui qui est plus grand que tout le monde, pourrait-il être appelé « petit» ? Ainsi il les appelle « petits», non parce qu’ils le sont en eux-mêmes, mais parce qu’ils le sont aux yeux des hommes. Il ne dit pas seulement qu’on ne les méprise pas en général, mais qu’on n’en méprise pas même « un seul ». Et en commandant ainsi de les honorer, il nous défend encore davantage contre les scandales. Car s’il nous est utile de fuir les méchants, il nous l’est aussi d’honorer les bons. Et nous tirons de là un double avantage: l’un de nous éloigner de ceux dont la compagnie ne nous pourrait être qu’une occasion de chute et de scandale; l’autre d’avoir de l’estime et de l’amour pour ceux dont la vie doit être la règle et l’exemple de la nôtre.
Jésus-Christ ajoute une autre raison, qui nous les doit rendre encore plus vénérables. « Car je vous déclare », dit-il, « que leurs anges voient sans cesse dans le ciel la face de mon Père qui est dans les cieux». On voit par ces paroles que les saints et que tous les chrétiens ont des anges. L’Apôtre dit aussi « que la femme se doit voiler la tête à cause des « anges». (I Cor. II, 6; Deut. XXXII, 7.) Et Moïse régla les limites des nations selon le nombre des anges de Dieu. Mais ici Jésus-Christ ne parle pas seulement des anges, mais des anges les plus élevés. Car en disant « ils voient la face de mon Père», Jésus-Christ marque la liberté et la confiance avec laquelle ces anges s’approchent de la majesté de Dieu, et par conséquent la grande gloire dont ils jouissent. « Car le Fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu (11) ». Il ajoute encore ici une autre raison plus puissante que la première, et y joint une comparaison par laquelle il fait voir que son Père est dans la même volonté que le Fils. « Dites-moi, je vous prie, si un homme a cent brebis, et qu’une seule vienne à s’égarer, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres pour aller sur les montagnes chercher celle qui était égarée (12)? Et s’il arrive qu’il la trouve, je vous dis en vérité qu’il en reçoit plais de joie que des (468) quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont point égarées (13). Ainsi « votre Père qui est dans le ciel ne veut pas a qu’aucun de ces petits périsse (14) ». Considérez par combien de raisons Jésus-Christ nous exhorte à avoir de l’estime et du soin des moindres d’entre nos frères. Ne dites donc plus : ce pauvre homme est un serrurier; celui-ci un cordonnier, et celui-là un jardinier, et ainsi ce sont des gens de néant dont je ne fais pas grand compte. Voyez au contraire par combien de considérations Jésus-Christ veut que vous bannissiez ces pensées et que vous en preniez d’autres plus équitables et plus conformes à la foi, et que vous ayez égard même aux plus petits. Il prend un petit enfant, et le met au milieu de ses disciples. Il leur commande de devenir comme de petits enfants, et leur dit que quiconque en recevrait de tels en son nom, le recevrait lui-même: et que quiconque les scandaliserait, souffrirait d’épouvantables supplices. Il ne se contente pas de dire que ces auteurs de scandale seraient jetés dans la mer avec une meule attachée au cou. Il prononce encore un double malheur contre eux; et il nous commande de les couper et de les retrancher de nous, quand ils nous seraient ,aussi nécessaires que nos mains ou que nos yeux.
Il nous engage aussi à honorer ces petits par le respect que nous devons aux anges qui les gardent. Il nous y exhorte encore plus puissamment par ses propres souffrances, par ce qu’il a enduré pour eux: car en disant: « Le Fils de l’homme est venu pour sauver ce qui était perdu», il nous marque clairement sa croix. C’est dans cette même pensée que saint Paul nous défend de scandaliser notre frère « pour lequel Jésus-Christ est mort » - (Rom. IV, 15). Enfin il nous y exhorte par la raison que son Père céleste ne veut pas que ces petits périssent; et il se sert de sa comparaison familière d’un pasteur qui quitte ses brebis qui sont en sûreté pour aller chercher celle qui s’est égarée, et qui la trouvant en reçoit une extrême joie. Si Dieu donc se réjouit ainsi lorsqu’il retrouve un de ces petits » qui s’est égaré, comment osez-vous mépriser ceux que Dieu considère tant, vous qui devriez, à l’imitation de Jésus-Christ, donner, s’il était besoin, votre propre vie pour sauver le moindre d’entre eux?