1.
Saint Pierre croyait aller dire une grande chose au Sauveur, en lui demandant s’il pardonnerait à son frère « jusqu’à sept fois ». Vous me commandez, lui dit-il, de pardonner à celui qui m’offense, mais vous ne me dites pas combien je le dois faire de fois. Car si mon frère m’offense tous les jours, et qu’il en ait toujours regret quand je l’en reprends, est-ce pour toujours, ou jusqu’à un certain terme que vous me commandez de le souffrir? Je vois que vous avez mis des bornes à la patience qu’on doit avoir pour celui qui demeure opiniâtre dans son péché, et qui ne se repent pas. Vous dites de lui, lorsqu’on a épuisé tous les moyens pour le corriger, que nous le devons regarder « comme un païen et un publicain »; mais vous ne marquez rien de semblable à l’égard de celui qui reconnaît sa faute, et vous ne dites point jusqu’où je le dois souffrir. Dites-moi donc combien de fois je lui pardonnerai. « Sera-ce jusqu’à, sept fois »?
Que répond à cela Jésus-Christ, dont la bonté n’a point de bornes? « Je ne vous dis pas jusqu’à sept fois; mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois ». Il marque par ces paroles un nombre, indéfini, sans limite. C’est ce que signifie souvent dans l’Ecriture le nombre de « mille », comme le nombre de « sept » marque plusieurs. « La femme stérile », dit-elle, « a eu sept enfants », c’est-à-dire plusieurs enfants. Jésus-Christ ne veut donc point marquer, par ce mot de « soixante-dix fois sept fois», un nombre certain et déterminé pour remettre les offenses de nos frères; mais il veut qu’on (478) leur pardonne toujours, sans mettre de bornes à sa douceur.
La parabole qui suit est une preuve manifeste de ce que je dis. Le Fils de Dieu ne voulant pas qu’on crût qu’il nous commandait une chose fort pénible, en nous ordonnant de pardonner « soixante-dix fois sept fois », nous propose un exemple, destiné à nous apprendre que ce qu’il venait de dire était vrai à la lettre, et nullement difficile; et qu’en pratiquant ce commandement, nous devions nous humilier profondément, bien loin d’en concevoir quelque complaisance. Il nous rapporte donc un exemple de sa miséricorde et de sa douceur envers nous, afin qu’elle soit le modèle de la nôtre; et il veut nous faire comprendre, par la comparaison de sa bonté avec la nôtre, que quand nous aurions pardonné à notre frère soixante-dix fois sept fois, et que nous aurions oublié de bon coeur toutes les fautes qu’il aurait commises contre nous; néanmoins, si nous comparions cette bonté dont nous aurions usé envers notre frère, avec celle dont nous avons besoin que Dieu use envers nous, lorsqu’il nous redemandera compte de toute notre vie, nous trouverions que la miséricorde que nous aurions faite ne serait, à l’égard de celle qu’il nous doit faire, que comme une petite goutte d’eau comparée à tout l’Océan. C’est ce qu’il tâche de nous faire entendre par cette parabole
« Le royaume des cieux est semblable à un «roi qui voulait faire rendre compte à ses serviteurs (23). Et ayant commencé à le faire, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents (24). Mais, comme il n’avait pas de quoi lui rendre, son maître commanda qu’on le vendît, lui, sa femme et ses enfants et tout ce qu’il avait (25) ». Ayant enfin trouvé grâce auprès de son maître, il ne fut pas plus tôt sorti que, rencontrant un de ses compagnons qui lui devait cent deniers, il le prit à la gorge et l’étouffait presque en lui disant : Rends-moi ce que tu me dois. Et son maître, ému de colère, le livra entre les mains des bourreaux jusqu’à ce qu’il payât tout ce qu’il devait. Remarquez, mes frères, dans ces paroles, quelle est la différence des péchés qui regardent Dieu d’avec ceux qui ne regardent que les hommes, et qu’il y a encore beaucoup moins de proportion entre ces péchés qu’il n’y en a entre dix mille talents et cent deniers. Cette inégalité si grande vient de la grande différence des personnes, c’est-à-dire de Dieu et des hommes; et de la grande multitude des fautes que nous commettons contre Dieu presque à tout moment. Nous rougissons au moins de pécher devant les hommes, lorsqu’ils nous voient, mais nous ne rougissons point de pécher devant Dieu, qui est toujours présent, et qui pénètre jusqu’au fond de notre coeur. Nous ne craignons point de dire et de faire devant lui ce qui l’offense et ce qu’il condamne. Il est aisé de voir par là quelle est la grandeur de nos péchés. Mais les dons et les grâces infinies dont Dieu nous a honorés, les augmentent beaucoup encore.
Que si vous voulez, mes frères, que je vous explique comment il se peut faire que nous soyons redevables « de dix mille talents », et encore infiniment plus, je vous le ferai voir en peu de mots. Je crains néanmoins que d’un côté, les pécheurs qui sont enchantés de l’amour du vice, et qui ne savent que céder à leurs mauvaises passions, n’en prennent occasion de pécher avec encore plus de hardiesse, et que de l’autre je ne jette les humbles dans le désespoir, et qu’ils ne disent comme les apôtres: « Qui donc pourra être sauvé »? Mais j’espère néanmoins vous parler de telle sorte, que j’établirai dans la paix ceux qui m’écoute,ront et qui feront tout ce que je dis. Il est impossible que ceux qui ont des maladies incurables et qui ont perdu le sentiment de leurs maux, sortent de leur assoupissement, si on ne leur dit la vérité. Que s’ils en prennent sujet de pécher encore davantage, ce ne sera point la vérité, mais ,leur frénésie qui en sera cause ; puisque les mêmes choses font un effet tout contraire sur l’esprit des personnes plus sages, qui ayant compris le grand nombre de leurs péchés, entrent ensuite dans des sentiments de componction et en deviennent plus humbles. Car si d’un côté, la masse énorme de leurs péchés les trouble, de l’autre, la pénitence les console, et ils l’embrassent avec d’autant plus d’ardeur, qu’ils savent qu’elle a la vertu de guérir les plus grandes plaies.
Je m’en vais donc vous représenter Les péchés que nous commettons contre Dieu et contre les hommes. Je n’entrerai point dans le détail; je le laisse à chacun de vous : je ne parlerai qu’en général. Mais il faut auparavant que je dise un mot des grâces que Dieu nous a faites. Dieu, mes frères, nous a d’abord tirés du néant, pour nous donner l’être que nous (479) n’avions pas. Il a fait pour nous toutes les créatures visibles, le ciel, la mer, la terre et l’air; tout ce qui y est contenu, les animaux, les plantes et les semences. Vous voyez que nous ne faisons que marquer les principaux d’entre les dons de Dieu, parce qu’ils s’étendent jusqu’à l’infini. Il a inspiré dans l’homme une âme vivante, et l’homme a été le seul sur la terre qu’il ait honoré d’un si grand don. Il a fait pour lui le paradis terrestre. Il lui a donné une compagne pour l’aider, il lui a assujéti tous les animaux; enfin il l’a couronné d’honneur et de gloire. Après tout cela l’homme est tombé dans le péché; et, quoiqu’il eût payé d’une si extrême ingratitude les bienfaits de son Créateur, il lui en a fait néanmoins ensuite de plus grands encore.