1.
Considérez, mes frères, et par cette parabole et par la précédente, quelle différence il y a entre le fils et les serviteurs. Considérez combien d’un côté il y a de rapports entre ces deux paraboles, et combien de l’autre il y a de différence. Elles marquent toutes deux la longue patience de Dieu, sa douceur infatigable, sa providence et sa bonté, et l’extrême ingratitude des Juifs ; elles prédisent aussi toutes deux la chute des Juifs et la vocation des gentils. Mais cette dernière a ceci de particulier, qu’elle marque avec combien de circonspection et de crainte nous devons servir Dieu et avec quelle sévérité notre négligence sera punie. C’est pourquoi celle-ci vient parfaitement bien après la première. Jésus-Christ, qui avait terminé la première par ces paroles qui en faisaient la conclusion : « On donnera cette vigne à un peuple qui en produira les fruits », marque dans celle-ci quel est ce peuple.
Mais on voit encore ici une tendresse de Dieu toute particulière pour le salut des Juifs, les persécuteurs et les homicides de son Fils. La parabole précédente n’avait témoigné cette bonté de Dieu sur eux qu’avant la mort de Jésus-Christ; mais celle-ci fait voir qu’il est à leur égard dans la même disposition après même qu’ils l’ont fait mourir. Il ne cesse point encore alors de les appeler à lui; et lorsqu’il devrait tirer vengeance de leur crime, il ne pense qu’à les inviter aux noces et à leur rendre le plus grand honneur qu’il leur pouvait faire.
On voit encore dans ces deux paraboles que ce ne sont point les gentils qui sont appelés les premiers, mais les Juifs; et que, comme Dieu ne donne sa vigne à d’autres qu’après que les vignerons non-seulement n’en ont pas reçu le maître, mais qu’ils l’ont même fait mourir cruellement, il n’appelle aussi ces derniers aux noces qu’après que les autres ont refusé d’y venir. Y a-t-il rien de plus insensé que les Juifs? ils sont invités aux noces, et à des noces qu’un roi si puissant fait à son Fils unique, et ils ne daignent point y venir.
Quel homme sur la terre ne se tiendrait très-heureux, si un roi lui offrait un pareil honneur.
Mais d’où vient, me direz-vous, que Jésus-Christ compare à des noces la grâce qu’il est venu apporter au monde? Il le fait pour nous (539) faire mieux comprendre le soin qu’il a de nous et le désir qu’il a de notre salut. Il le fait pour empêcher que vous ne vous figuriez rien de triste dans cette vocation, et que vous reconnaissiez que tout y est rempli d’une joie céleste et de délices ineffables. C’est pourquoi saint Jean appelait Jésus-Christ « 1’Epoux (Jean, III, 29) », comme l’a fait saint Paul ensuite, lorsqu’il dit: « Je vous ai fiancé à un homme». (II Cor. II, 2.) Et ailleurs : « C’est là un grand mystère; mais je dis en Jésus-Christ et en l’Eglise ». (Ephés. V, 32.) -
Vous me direz peut-être: pourquoi l’Evangile ne dit-il pas que « ces noces » sont les noces du Père, et pourquoi les appelle-t-il les noces du Fils? C’est parce que cette divine épouse était préparée pour le Fils. Quoiqu’on puisse dire en même temps qu’elle a été aussi préparée pour le Père, parce que, comme ils n’ont tous deux qu’une même substance, I’Ecriture leur attribue assez indifféremment plusieurs choses. Mais cette dernière parabole marque clairement la résurrection du Fils; ce que ne fait pas la précédente, qui ne représente au contraire que la mort du Fils unique, au lieu que celle-ci montre les noces du Fils après sa mort et par sa mort même, puisque c’est par elle qu’il devient Epoux.
Cependant toutes ces instructions n’adoucissent point les Juifs; et tant de vérités étonnantes ne les font point rentrer en eux-mêmes. Ils portent leur malice jusqu’au dernier excès, et commettent trois crimes horribles qui leur attireront éternellement la haine et la condamnation du monde entier. Le premier, le meurtre de tant de prophètes; le second, la mort du Fils unique; et le troisième, la dureté épouvantable qu’ils témoignent contre lui après sa mort. Quoiqu’ils aient fait mourir son Fils si cruellement, Dieu ne laisse pas d’inviter encore ces meurtriers « à ses noces », mais ils refusent d’y venir, et ils prennent des excuses ridicules pour colorer ce refus. L’un dit qu’il a « acheté des bœufs », l’autre « qu’il a acquis une terre », et l’autre enfin « qu’il s’est marié».Ces prétextes, qui sont spécieux, nous apprennent qu’il n’y a rien sur la terre, quelque nécessaire qu’il paraisse, qui ne doive céder à ce qui regarde le salut.
Dieu invite ces hommes, non en les surprenant tout d’un coup, mais en les appelant plu. sieurs siècles auparavant: « Dites aux invités», dit-il; et après ; « Allez appeler les invités », ce qui redouble encore leur crime. Vous me demanderez, mes frères, quels sont les serviteurs « qui les ont appelés ». Ce sont les prophètes, c’est saint Jean qui envoyait tout le monde à Jésus-Christ, et qui déclarait hautement que Jésus croîtrait et que lui au contraire diminuerait. Enfin, c’était le Fils de Dieu même qui les avait appelés, et qui leur disait: « Venez, vous tous qui êtes travaillés, et qui êtes chargés, et je vous soulagerai ». (Matth. XI, 27.) Et ailleurs : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ». (Jean, VII, 37.)
Mais il ne se contente pas de les appeler de paroles. Il les appelle encore par des effets pleins de merveilles. Et après son ascension il les invite par saint Pierre, et par ses autres apôtres à retourner enfin à lui : « Celui », dit saint Paul, « qui a établi Pierre par sa force toute-puissante pour être l’apôtre des Juifs, m’a établi de même pour être l’apôtre des gentils ». (Galat. II, 7.) Dieu, quoiqu’ils eussent tué son Fils, les appelle encore une fois par ses serviteurs. Mais à quoi les appelle-t-il? Est-ce à des supplices? est-ce à des afflictions? est-ce à des souffrances? Ou n’est- ce pas plutôt « à des noces », à des plaisirs et à des délices? « J’ai fait tuer », dit-il, « mes boeufs et mes volailles ». Quelle magnificence ! Quelle somptuosité ! Et cependant rien ne peut toucher les Juifs, et plus la patience de Dieu redouble à leur égard, plus croit aussi leur dureté et leur résistance.
«Mais eux, sans s’en mettre en peine, s’en allèrent l’un à sa maison des champs, et l’autre à son trafic ordinaire (5) ». Ils refusent de venir à ces noces où Dieu les fait appeler avec tant de soin, et ils refusent d’y venir, non tant par des empêchements réels que par une pure négligence. Cette excuse des boeufs qu’ils ont achetés, ou d’une terre qu’ils ont acquise, ne sont que des prétextes de leur paresse. Dieu ne reçoit point ces excuses lorsqu’il nous appelle au salut. Il n’y a point de nécessité ni d’affaire qui doive nous en détourner. Mais leur plus grand mal n’est pas de ne point venir à ces noces; c’est de traiter si mal ceux qui les y viennent inviter, de leur faire tant d’outrages et de les tuer.
« Les autres se saisirent de ses serviteurs, « leur firent plusieurs outrages et les tuèrent (6) ». Ils paraissent bien plus cruels et bien plus brutaux ici que dans la parabole précédente. Ils tuaient là des serviteurs qui leur (540) venaient demander les revenus d’une vigne; mais ici ils tuent ceux qui ne viennent à eux que pour les inviter aux noces de celui dont ils avaient été les meurtriers; ce qui est le comble de la brutalité et de la fureur. C’est le reproche que saint Paul leur fait, lorsqu’il dit: « Ils ont tué vos serviteurs et vos prophètes; et ils nous ont persécutés ». (Rom. XI, 3.) Il prévient même l’excuse qu’ils pouvaient prendre en disant qu’ils ne le tuaient que parce qu’il était contraire à Dieu; lorsqu’il dit que c’est le Père qui les invite, et qui fait ces noces auxquelles il les appelait. Quel sera donc le supplice de ces barbares, qui, après avoir refusé si orgueilleusement de venir à ses noces, répandent le sang de ceux qui les y avaient invités?
« Le roi, l’ayant appris, entra en colère; il e envoya ses armées, perdit ces meurtriers, et brûla leur ville (7.) ». Il brûle leur ville et envoie de troupes pour les passer tous au fil de l’épée. Il prédit par ces paroles ce qui devait arriver sous Vespasien et sous Tite, et montre par là quel outrage les Juifs faisaient au Père en traitant ainsi son Fils; puisque c’est le Père qui les en punit. Cependant il ne les punit pas aussitôt après la mort de Jésus-Christ, mais seulement quarante ans après, afin de leur montrer jusqu’où allait sa douceur et son invincible patience. Car ils ne furent ruinés qu’après qu’ils eurent lapidé le saint martyr Etienne, qu’ils eurent coupé la tête à saint Jacques, et qu’ils eurent témoigné tant de mépris pour tous les apôtres. Mais nous devons admirer la certitude de cette prophétie, et la promptitude avec laquelle elle fut accomplie, puisqu’elle fut exécutée du vivant même de l’apôtre saint Jean, et de plusieurs autres qui l’avaient ouïe de la bouche du Sauveur.
Repassez donc encore une fois dans votre esprit, mes frères, quel soin Dieu a témoigné pour ce peuple. Il a planté une vigne, il l’a enfermée de murailles; il a fait tout ce qu’il fallait. Il envoie ensuite des serviteurs pour en demander les fruits : les vignerons les tuent. Il en envoie d’autres; ils les tuent encore. Il envoie son propre Fils : ils le tuent et le crucifient. Après cet outrage, et après une mort si injuste, Dieu les appelle encore aux noces, et ils refusent d’y venir. Il leur envoie d’autres serviteurs pour les presser davantage; et ils les font mourir. Enfin, après qu’ils ont témoigné par tant de preuves que leur maladie était incurable et leur opiniâtreté inflexible, Dieu prononce l’arrêt de leur condamnation. Et il est aisé de voir que leur malice était entièrement incurable, puisqu’ils ne se sont pas convertis, lors même que les femmes perdues et les publicains ont cru en Jésus-Christ, et qu’ainsi la foi de ces pécheurs qu’ils n’ont pas voulu imiter, est une seconde condamnation de leur perfidie.
Que si l’on dit que Jésus-Christ n’a pas attendu à prêcher l’Evangile aux gentils que les Juifs eussent maltraité les apôtres, parce qu’il leur dit aussitôt après sa résurrection: « Allez, enseignez tous les gentils » , nous répondons que Jésus-Christ, et avant et après sa mort, a envoyé ses apôtres aux Juifs. Car il leur commanda formellement avant sa passion d’aller aux brebis de la maison d’Israël qui étaient égarées; et après sa résurrection, non-seulement il ne leur défendit point de prêcher aux Juifs; mais il leur ordonna expressément d’aller commencer par eux, Quoiqu’il leur eût dit qu’ils iraient porter son Evangile par toute la terre, il voulut qu’ils l’annonçassent d’abord à cette ville rebelle: « Vous recevrez », leur dit-il, « la force du Saint-Esprit qui viendra sur vous, et vous me servirez de témoins dans Jérusalem, dans toute la Judée, et jusqu’aux extrémités de la terre». Saint Paul dit de même: « Celui qui a agi dans Pierre pour le rendre l’apôtre des Juifs, a agi en moi pour me rendre l’apôtre des gentils. » (Act. I, 7.) Ainsi, les apôtres d’abord prêchèrent aux Juifs, et après avoir longtemps été maltraités par eux et enfin bannis de leurs terres, ils s’en aillèrent ensuite prêcher aux gentils.