1.
Il semble, mes frères, que cette femme est la même dont parlent tous les évangélistes. Pour moi, je crois que celle dont les trois premiers parlent est la même; mais celle dont parle saint Jean me paraît différente, et, selon moi , n’est autre que l’admirable soeur de Lazare. Ce n’est pas sans sujet que l’Evangéliste parle de la lèpre de ce Simon. Il le fait pour montrer par là ce qui pouvait donner à cette femme la confiance d’approcher de Jésus-Christ. Comme la lèpre était une maladie contagieuse, dont cette femme voyait que ce Simon avait été miraculeusement guéri par le Sauveur, puisqu’autrement il ne serait pas entré chez lui, elle espérait fermement que Jésus-Christ pouvait de même la guérir des impuretés, et comme de la lèpre de son âme. Ce n’est pas non plus sans mystère que l’Evangile nomme la ville de « Béthanie ». Il vient nous marquer par cette circonstance, que Jésus-Christ s’offrait volontairement à la mort, et qu’après s’être jusque-là tant de fois dérobé à la violence des Juifs, il voulait maintenant comme se présenter à eux , et se jeter lui-même entre leurs mains, lorsqu’ils étaient le plus envenimés et le plus irrités contre lui. Il approche à deux milles de Jérusalem , et il fait voir qu’il ne s’en était éloigné auparavant que pour de grandes raisons.
Cette femme donc voyant Jésus-Christ chez Simon le lépreux, prit de là un sujet de confiance, et résolut d’entrer dans cette maison. Car si celle dont il est parlé ailleurs, et qui était malade d’une perte de sang, quoiqu’elle fût (17) très-innocente, ne pût s’empêcher néanmoins, à cause de cette seule impureté naturelle, (le trembler lorsqu’elle approcha de Jésus-Christ, combien devait craindre davantage celle qui voyait avec horreur l’impureté de son âme?
Elle n’approcha même de Jésus-Christ qu’après que beaucoup d’autres femmes l’y avaient encouragée par leur exemple, comme la Samaritaine, la Chananéenne, cette Hémorroïsse dont je parle, et plusieurs autres. Sa conscience, le remords de ses crimes l’avaient toujours retenue. Elle n’est pas même guérie en public : elle reçoit cette grâce en particulier, et dans le secret d’une maison. Toutes ces autres femmes n’étaient allées trouver Jésus-Christ que pour la guérison du corps. Celle-ci seule le vient trouver dans cette maison, pour lui faire plus d’honneur et pour obtenir de lui la guérison de son âme. Car elle n’avait aucune maladie corporelle, et c’est ce qui doit faire admirer son zèle envers Jésus-Christ dans ces honneurs qu’elle lui rend, non comme à un pur homme, niais comme à quelqu’un d’infiniment élevé au-dessus de l’homme par sa nature. C’est dans cette considération qu’essuyant de ses cheveux les pieds du Sauveur, elle abaisse sous ses pieds sacrés le plus noble de ses membres, c’est-à-dire sa tête.
« Ce que voyant, ses disciples se fâchèrent et dirent: A quoi bon cette perte (8)? On aurait pu vendre ce parfum bien cher, et en donner l’argent aux pauvres (9)». D’où pouvait venir cette pensée aux disciples, sinon de ce qu’ils avaient ouï dire à leur Maître : « J’aime mieux la miséricorde que le sacrifice » : et qu’ils lui avaient entendu reprocher aux Pharisiens de « négliger les choses les plus importantes de la loi, c’est-à-dire la justice, la miséricorde et la foi? » Ils se souvenaient de lui avoir encore entendu dire beaucoup de choses sur la montagne touchant la miséricorde et l’aumône, et ils concluaient de là que si Dieu n’avait pas pour agréables les holocaustes et les sacrifices de l’ancienne Loi, il prendrait encore bien moins de plaisir à voir répandre ce parfum.
Mais pendant qu’ils s’occupaient de ces pensées, Jésus-Christ avait bien d’autres sentiments; et comme il pénétrait dans le fond du coeur de cette femme, et qu’il connaissait avec quel zèle, quel amour, et quelle foi elle lui offrait ce sacrifice, il condescendait à son zèle, et il souffrait qu’elle répandît ce parfum sur sa tête. S’il n’a pas dédaigné de se revêtir de notre chair, de s’enfermer dans le sein d’une lemme, et de se nourrir de lait, doit-on s’étonner qu’il ait souffert qu’une femme lui témoignât sa piété par l’effusion d’un parfum? Il imitait la conduite de son Père, qui semblait prendre plaisir dans l’Ancien Testament à la fumée des holocaustes et à l’odeur des parfums, comme on le voit par cette pierre mystérieuse que Jacob consacra à Dieu en y faisant couler l’huile, par l’huile qu’on offrait dans les sacrifices, et par ces parfums dont usaient les prêtres. Jésus-Christ prend ici le même plaisir dans les parfums de cette femme, parce qu’il connaissait son coeur, et qu’il voyait avec quelle foi elle lui offrait ce sacrifice. Les disciples qui ne pouvaient porter leur connaissance ausSi loin que Jésus-Christ, ni pénétrer comme lui dans le coeur de cette femme, l’accusent et la blâment de cette profusion, et ils ne font autre chose par leurs accusations que nous faire mieux connaître la magnificence de son zèle, en disant qu’on aurait pu vendre ce parfum trois cents pièces d’argent. Mais Jésus-Christ étouffe leurs injustes plaintes, en leur disant:
« Pourquoi tourmentez-vous cette femme? Ce qu’elle vient de me faire est une bonne oeuvre (10). Car vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’aurez pas toujours (11) ». Et il leur apporte aussitôt pour la justifier une raison qui leur rappelait encore dans l’esprit le souvenir de ses souffrances. « Et lorsqu’elle a répandu ce parfum sur mon corps, elle l’a fait pour m’ensevelir ». Raison qu’il fait précéder de celle-ci : « Vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’avez pas toujours (12). Je vous dis en vérité que partout où sera prêché cet Evangile, qui doit être annoncé dans le monde entier, on racontera à sa louange ce qu’elle vient de me faire (13) ». Remarquez, mes frères, comment Jésus-Christ prédit encore ici la prédication de son Evangile parmi les gentils, et comment il donne par là un sujet de consolation à ses apôtres, en leur faisant voir que, même après sa croix et après sa mort, il aurait tant de puissance que la prédication de son Evangile se répandrait dans toute la terre. Qui serait donc assez malheureux pour s’opposer à cette vérité se répandant par le monde? Car ce que Jésus-Christ a prédit est arrivé, et en quelque endroit de la terre qu’on puisse aller aujourd’hui, on y voit relever la (18) foi et l’action de cette femme dont nous parlons. Cependant ce n’était pas quelqu’un d’illustre. Elle n’eut pas alors beaucoup de témoins de ce qu’elle fit; puisque cette action se passa dans une maison particulière, chez Simon le lépreux, où il n’y avait alors que les disciples. Qui a donc pu relever l’action de cette femme, et la faire entendre à tous les peuples et à tous les siècles, sinon la force et la toute-puissance de celui qui l’avait prédit?