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Mais qui pourrait assez s’étonner de la malignité de Judas qui va de lui-même trouver les Juifs pour leur vendre son Maître, et qui le leur vend à si vil prix? Saint Luc marque ceci plus clairement, lorsqu’il dit qu’il fit « un contrat » avec les magistrats de la ville. Les Romains avaient établi des surveillants pour empêcher les séditions qui étaient assez ordinaires au peuple juif. Car la principauté de leur pays était déjà passée à des étrangers, comme les prophètes l’avaient prédit. Judas va donc trouver ces magistrats, et leur dit: « Que voulez-vous me donner, et je vous le mettrai entre les mains ?Et ils demeurèrent d’accord de lui donner trente pièces d’argent (15). Et depuis ce temps-là, il ne faisait que chercher une occasion propre pour le livrer entre leurs mains (16)». Comme il craignait le peuple, il cherchait une occasion favorable où il le pût trouver seul. Qui n’admirera le renversement d’esprit de ce disciple? Comment son avarice avait-elle pu l’aveugler à ce point? Comment celui qui avait tant de preuves (20) de la toute-puissance de Jésus-Christ, et qui l’avait vu tant de fois passer au milieu de ses ennemis sans qu’ils pussent le retenir, peut-il s’imaginer ici qu’il réussirait, lui, à le prendre? Comment peut-il former un dessein si détestable, surtout lorsque Jésus lui dit tant de choses capables de l’effrayer ou de l’attendrir, et de le détourner d’une entreprise si barbare et si criminelle? Jésus-Christ en effet témoigna pour ce disciple un soin particulier dans la cène même, et il lui parla pour le toucher jusqu’à la dernière heure de sa vie. Et quoique cette grande charité lui fût inutile, Jésus-Christ néanmoins ne laissa pas de la lui témoigner jusques au bout.
Imitons cette conduite, mes frères, et appliquons tous nos soins à rappeler les pécheurs de leur égarement et de leurs crimes. Réveillons-les de leur assoupissement, en les avertissant, en les enseignant, en les exhortant, en les conjurant, en les consolant, et ne cessons point de travailler à leur salut, quelque inutiles que soient nos travaux. Quoique Jésus-Christ prévît l’impénitence et la dureté de Judas, il n’a point cessé néanmoins de faire tout ce qui dépendait de-lui par, ses avertissements, par ses menaces, par ses larmes, et par cette grande retenue qu’il gardait en parlant de lui. Il souffrit son baiser au moment même qu’il le trahissait, sans qu’une douceur si excessive fît aucune impression sur ce coeur barbare, tant il était possédé de cette avarice, qui le rendait le traître de son maître, et d’un tel maître, et qui lui fit commettre un sacrilège qui devait être en horreur à toute la terre.
Ecoutez ceci, âmes avares, vous qui êtes frappés de la même maladie que cet apostat; écoutez ce que nous disons, et, reconnaissant dans ce disciple infidèle le funeste effet d’une passion si furieuse, pensez sérieusement à vous en guérir. Si celui-là même qui avait le bonheur de-vivre continuellement dans la compagnie de Jésus-Christ, qui écoutait sans cesse ses divines instructions et qui faisait des miracles comme le reste des apôtres, a néanmoins été précipité par cet amour de l’argent dans un abîme de maux; combien vous autres qui n’écoutez et qui ne lisez jamais l’Ecriture, et qui êtes plongés dans les affaires du siècle, serez-vous en danger d’y tomber vous-mêmes, et de succomber sous l’effort d’une passion si violente, si vous ne la prévenez par une sainte frayeur et par une humble circonspection?
Judas était tous les jours dans la compagnie du Sauveur qui n’avait pas où reposer sa tête. Il avait continuellement devant les yeux l’exemple de ses actions; il écoutait à toute heure les avis qu’il donnait à tout le monde de renoncer à l’amour des richesses, et néanmoins il ne retira aucun avantage de toutes ces choses. Qui pourrait espérer après cela de se délivrer d’une passion si furieuse, à moins que de s’y appliquer avec un soin très-particulier? Car il est certain, mes frères, que l’avarice est un monstre. bien terrible. Cependant si vous êtes résolus de le combattre, vous en deviendrez les maîtres.
Cette passion ne vient point de la nature, comme on peut en juger par ceux qui échappent à s~ tyrannie. Ce qui est naturel est commun à tous les hommes. Ainsi tous les hommes n’étant pas universellement avares, il est clair que ceux qui le sont, ne le sont que par leur faute et par leur propre négligence. C’est leur paresse seule qui donne la naissance, l’accroissement et la vigueur à cette honteuse passion. Aussitôt qu’elle s’est rendue maîtresse d’une âme, et qu’elle la tient assujétie comme son esclave, elle la force de suivre ses lois barbares., et de vivre d’une manière entièrement opposée à la nature et à la raison. N’est-ce pas vivre en effet contre toutes les règles de la raison et de la nature, que de ne connaître plus ni ses concitoyens, ni ses amis, ni ses proches, ni ses frères, ni soi-même? Faut-il d’autres preuves pour nous faire juger que cette maladie est une peste qui combat et qui détruit la nature , que de la voir s’emparer de l’âme de Judas et faire d’un apôtre de Jésus-Christ le traître et le meurtrier de son maître?
Vous me demanderez peut-être comment un homme que Jésus-Christ même avait appelé à l’apostolat, a pu tomber dans un crime si horrible. Je vous réponds que la vocation de lieu ne contraint personne, qu’elle ne fait point violence sur l’esprit de ceux qui veulent quitter le bien pour suivre le mal, qu’elle les exhorte, qu’elle les avertit, et qu’elle les porte à la vertu. Mais lorsqu’ils lui résistent, elle ne leur impose point de nécessité, et elle n’use point de contrainte. Si vous voulez voir quelle a été la source du malheur de cet apôtre, vous trouverez que c’est sa passion pour l’argent qui l’a perdu.
Vous me demanderez encore comment cette passion a eu sur lui tant de pouvoir. Je vous (21) réponds que cela est venu de sa lâcheté. C’est cette paresse et cette négligence qui est le principe de tant de changements funestes que nous déplorons, comme c’est au contraire la ferveur, la vigilance qui change heureusement les hommes, et qui les rend bons de mauvais qu’ils étaient auparavant. Combien a-t-on vu de personnes furieuses et emportées devenir enfin douces comme des agneaux? Combien en a-t-on vu d’impures devenir chastes? Combien a-t-on vu d’avares renoncer tellement à l’avarice qu’elles ont donné même avec profusion de leurs propres biens?
Mais aussi combien a-t-on vu de changements contraires par le relâchement de ceux qui se sont laissé corrompre? Giezzi n’était-il pas avec un homme de Dieu qui était très-saint? Cependant il se laissa surprendre par cette passion, et son avarice le changea et le rendit plus lépreux dans l’âme qu’il ne le devint dans le corps. On ne peut assez exprimer jusqu’où nous emporte cette fureur. Elle attaque les morts comme les vivants, et elle n’épargne pas même la sainteté des sépulcres. Elle excite les divisions et les querelles; elle allume les guerres, et elle remplit le monde de meurtre et de sang.
Un avare est un homme inutile à tout. Il n’est propre ni à conduire des armées, ni à gouverner des peuples. Il ne peut rien faire utilement, ni dans les charges publiques, ni dans ses affaires particulières; s’il veut choisir une femme, il ne se met pas en peine d’en chercher une qui soit réglée, qui soit sage et modeste. Il ne demande autre chose, sinon qu’elle soit riche. S’il a une maison à acheter, il n’en prend pas une qui soit propre à un homme honorable; mais il choisit celle qui donnera le plus de revenus. S’il a besoin de serviteurs, il prend toujours ceux qui lui coûtent moins.
Pourquoi m’arrêtai-je à ces choses? Quand il serait roi du monde, il deviendrait la ruine de tous les peuples, et après cela il demeurerait encore le plus pauvre et le plus misérable de tous les hommes. Car au lieu d’avoir des pensées de roi, et de croire que les richesses de tous ses sujets seraient les siennes, il n’aurait que des pensées des hommes du peuple il voudrait s’enrichir comme font les particuliers, et, après avoir ravi le bien de tout le monde, il croirait encore n’en avoir jamais assez.