5.
Il y a en effet différentes espèces île morts l'une est la mort du corps, selon laquelle Abraham était mort, et ne l'était point.: car il est écrit: « Dieu n'est point le Dieu des morts, mais des vivants » (Matth. XXII, 32); l'autre est la mort de l'âme, à. laquelle le Christ fait allusion quand il dit : « Laissez les morts ensevelir leurs morts». (id. VIII, 22.) Il y en a une troisième qu'il faut louer, et qui est le fruit de la sagesse; celle dont Paul a dit : « Faites mourir vos membres qui sont sur la terre ». (Coloss. III, 5.) Une autre encore, principe de celle-ci, s'opère dans le baptême : « Notre vieil homme », dit l'apôtre, « à été crucifié ».(Rom. VI, 6.) Instruits de tout cela, fuyons donc l'espèce de mort par laquelle on meurt, quoique en vie; et ne craignons point celle qui est commune à tout le monde. Mais choisissons et embrassons les deux autres, dont l'une, donnée par Dieu, est le comble, du bonheur, et dont l'autre, produit de notre volonté et de la grâce de Dieu, est digne de tout éloge. L'une d'elles a été déclarée heureuse par David en ces termes : « Heureux ceux dont les iniquités sont effacées » (Ps. XXXI, 11); l'autre est l'objet de l'admiration de Paul, qui écrit aux Galates : « Ceux qui sont au Christ ont crucifié leur chair ». (Gal. V, 24.) Quant aux deux autres, l'une d'elles a été proclamée méprisable par le Christ, qui a dit : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme » (Matth. X, 28); et l'autre effrayante : « Mais craignez celui qui peut précipiter l'âme et le corps dans l'enfer ». (Ibid.) Evitons donc celle-ci, et choisissons celle qui est déclarée heureuse et admirable, pour éviter encore et craindre chacune des deux autres.
Il n'y a aucun profit pour nous à voir le soleil, à manger et à boire, si-nous n'avons pas la vie des bonnes œuvres. De grâce, de quoi sert à un roi d'être revêtu de la pourpre, de parier des armes, s'il n'a point de sujets, et si le premier venu peut impunément l'insulter et l'injurier? De même il n'y a aucun avantage pour le chrétien à avoir reçu la foi et le bienfait du baptême, s'il est soumis à toutes les passions; au contraire l'injure deviendra plus. sensible et la honte plus grande. Comme ce roi orné du diadème et de la. pourpre, non-seulement ne retire aucune gloire personnelle de l'éclat de son manteau, mais fait rejaillir sur lui son propre déshonneur; ainsi le fidèle qui mène une vie déréglée, ne retire aucun honneur de sa foi, mais n'en devient que plus méprisable. « Car », dit l'apôtre, « tous ceux a qui ont péché sans la loi, périront sans la loi; et tous ceux qui ont péché sous la loi, seront jugés par la loi ». (Rom. II, 12.) Il disait encore, en écrivant aux Hébreux : « Celui qui a violé la loi de Moïse meurt sans aucune miséricorde sur la déposition de deux ou trois. témoins. Combien donc pensez-vous que mérite de plus affreux supplices celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu? » (Hébr. X, 28, 29.) Et c'est très-juste : car, nous dit le Christ, par le baptême je t'avais soumis toutes les passions. Qu'est-il donc arrivé, pour que tu aies profané un si grand don, et sois devenu tout autre que tu ne devais être? J'ai détruit, j'ai enseveli, comme des vers, tes premières prévarications : pourquoi en as-tu engendré d'autres? Et encore les péchés sont pires que les vers : car ceux-ci ne nuisent qu'au corps, et ceux-là nuisent à l'âme, en exhalent une odeur plus fétide. Mais nous ne la sentons pas : voilà pourquoi nous ne-nous empressons pas de la faire disparaître. L'homme ivre ne connaît pas non plus la puanteur du vin corrompu : mais celui qui n'est pas ivre la connaît parfaitement. Ainsi en est-il des péchés : L’homme sage couinait très-bien cette boue; cette tache; mais celui qui s'est livré au vice, assoupi par une sorte d'ivresse, ne sait pas même qu'il, est malade.
Et c'est là ce qu'il y a de plus terrible dans le vice, c'est qu'il ne permet pas à ceux qui y sont tombés de voir la profondeur de leur mal; ils sont couchés dans la boue, et croient . respirer l'odeur des parfums; aussi ne peuvent-ils point sortir de leur état, et pendant qu'ils fourmillent de vers, ils en sont fiers comme s'ils étaient ornés de pierres précieuses. Voilà pourquoi ils ne veulent point les tuer, mais ils les nourrissent; ils en augmentent le nombre, jusqu'à ce que ceux-ci les fassent passer aux vers du siècle à venir. Car les uns ne sont que les courtiers des autres, non-seulement les courtiers, mais les pères des vers gui ne doivent pas mourir. Car il est écrit : « Leur ver ne meurt pas ». (Marc, IX, 24.) Ce sont eux qui allument la géhenne qui ne doit (269) plus s'éteindre: Pour que cela n'arrive pas, détruisons la source du mal, éteignons la fournaise, et extirpons entièrement la racine de l'iniquité. Si vous coupez un mauvais arbre par le sommet, vous n'avez rien gagné, puisque la racine reste en terre, et qu'elle peut repousser des rejets. Quelle est donc la racine des maux? Apprenez-le du bon agriculteur, de celui qui est si expert dans ces matières, qui cultive la vigne spirituelle, qui est le laboureur du monde entier. Quelle est donc, selon lui, la racine de tous les maux? L'ambition des richesses. « La racine de tous les maux », nous dit-il, « est la cupidité ». ( I Tim. VI, 10.) De là les combats, les inimitiés et les guerres; de là les contestations, les injures, les soupçons, les outrages; de là les meurtres, les larcins, les vols sacrilèges; par là, non-seulement les villes et les contrées, mais, les routes, les lieux habités ou inhabités, les montagnes, les vallées, les collines, en nu mot toute la terre regorge de sang et de carnage. La mer même n'échappe point à ce fléau; sur elle aussi, il exerce en plein sa fureur, les pirates l'assiégeant, pour ainsi dire, de toutes parts et s'étudiant à trouver toujours de nouveaux modes de brigandage. Par elle, les lois, de la nature sont renversées, les relations de parenté ébranlées, les droits de ta chair même violés.
6. En effet ce n'est pas seulement contre les vivants, mais aussi contre les morts, que cette passion tyrannique arme des mains criminelles; la mort elle-même n'est point respectée on brisé les tombeaux; d'odieux scélérats s'en prennent aux cadavres, et le sépulcre n'est point un abri. contre leurs embûches. Tous les maux que vous rencontrerez dans les maisons, sur les places publiques, dans les tribunaux, dans les, assemblées délibérantes, dans les palais, en quelque lieu que ce soit, vous vous apercevrez qu'ils ont pris là leur origine. C'est ce vine, c'est lui, qui a tout rempli de sang et de meurtres, c'est lui qui a allumé les flammes de l'enfer, c'est lui qui a rendu la situation des villes aussi triste, pire peut-être que celle des déserts. Il. est en effet plus facile de se garantir des voleurs de grands chemins, parce qu'ils n'attaquent pas toujours mais leurs imitateurs du milieu des villes sont d'autant plus à craindre qu'il est plus difficile de se tenir en garde contre eux et qu'ils osent faire ouvertement ce que les autres ne font qu'en secret. Se faisant un point d'appui des lois mêmes qui sont portées contre eux, ils ont rempli les villes de meurtres et de crimes. N'est-ce pas un meurtre, dites-moi, et quelque chose de pire qu'un meurtre, de livrer un pauvre aux horreurs de la faire, de le jeter en prison, et de lui infliger, outre la faim, mille tortures et mille mauvais traitements? Et bien que vous ne fassiez pas cela vous-même, dès que vous êtes cause que cela se fait, vous en êtes plutôt l'auteur que ceux qui vous servent d'instruments. En effet l'homicide enfonce le glaive, il est vrai, mais ne cause qu'une douleur passagère et ne pousse pas plus loin sa cruauté; et vous, en changeant pour vos victimes la lumière en ténèbres par vos calomnies, par vos injures, par vos embûches, en les mettant dans le cas de se souhaiter mille fois la mort, songez combien de morts vous leur faites souffrir au lieu d'une !
Et ce qu'il y a de plus grave en tout cela c'est que vous volez, vous dépouillez, sans y être poussé par la pauvreté, ni forcé par la faim, mais pour couvrir d'or le frein de votre cheval, le toit de votre maison, les chapitaux de vos colonnes. — Plonger dans un abîme de malheur un frère, un homme qui participe avec nous aux saints mystères, et est honoré jusqu'à ce point par votre Maître, et cela pour orner des pierres, un pavé, le corps d'animaux stupides qui ne sentent pas même l'honneur qu'on leur fait : quel enfer ne mérite pas un tel crime? On entoure un chien de soins et d'égards; et pour ce chien, ou pour-ce que nous venons de dire, on réduit un homme, que dis-je? le Christ lui-même, aux extrémités de la faim ! Qu'y a-t-il de pire qu'un tel renversement? Qu'y a-t-il de plus affreux qu'une telle iniquité? Quels torrents de feu suffiront à punir une telle âme? Un homme fait à l'image de Dieu, est devenu méconnaissable par votre inhumanité; mais la tête des mules qui portent votre femme est chargée d'or, aussi bien que les cuirs et les bois qui forment la charpente de votre toit; s'il s'agit d'orner un siège, un escabeau, on y emploie l'or et l'argent; mais le membre du Christ, celui pour qui il est descendu du ciel et a versé son précieux sang, est privé de la nourriture nécessaire par le fait de votre ambition. Vos lits resplendissent partout de l'éclat de l'argent, et les corps des saints n'ont pas les vêtements nécessaires; le Christ est pour vous le plus méprisable des êtres, au-dessous de vos serviteurs, de vos (270) mulets, d'un lit, d'un siège, d'un escabeau. Je passe sous silence des meubles plus vils encore, et vous les laisse à penser. Mais si cela vous fait frissonner, abstenez-vous de le faire, et mes paroles ne tomberont point sur vous; abstenez-vous, renoncez à cette folie : car il y a, dans cette passion, une folie évidente.
La rejetant donc, élevons, quoique tard, nos yeux vers le ciel, rappelons-nous le jour, qui approche : songeons au terrible tribunal, au compte sévère, au jugement impartial ; pensons que Dieu, qui voit tout cela, ne lance point sa foudre, quoique cette conduite mérite encore un plus grand châtiment. Il ne le fait cependant pas, il ne jette point contre nous les flots de la mer, il n'entr'ouvre pas la terre parle milieu, il. n'éteint pas le soleil, il ne précipite point en bas le ciel avec ses astres, en un mot il ne fait pas tout disparaître; mais il laisse chaque chose en son ordre, et permet que toute la création soit à notre service. En pensant à cela, redoutons l'étendue même de cette bonté; revenons à notre noblesse propre car, maintenant, nous ne valons pas mieux que les brutes, nous sommes même bien au-dessous d'elles : en effet elles aiment les animaux de leur espèce, et la communauté de nature suffit à créer en elles un attachement réciproque.
Et vous, qui outre la communauté de nature, avez mille raisons de vous unir étroitement à vos propres membres : l'honneur d'être doué de raison, le lien d'une même religion, la participation à des biens sans nombre, vous êtes plus cruels que les bêtes sauvages, quand vous mettez le plus grand soin à des choses inutiles , dédaignez les temples de Dieu en proie à la faim et à la nudité, et souvent même les précipitez dans un abîme, de maux. Si vous agissez par amour de la gloire, encore devriez-vous bien plutôt soigner un frère qu'un cheval. Plus celui à qui vos bienfaits s'adressent est grand, plus sera brillante la couronne que ces bienfaits mêmes vous tresseront; tandis qu'en tenant une conduite toute contraire, vous vous attirez, sans vous en apercevoir, des milliers d'accusateurs. Qui ne dira pas de mal de vous? Qui ne vous accusera pas d'extrême barbarie et d'inhumanité, en vous voyant mépriser l'espèce humaine, préférer à des hommes des animaux, puis une maison, puis des meubles? N'avez-vous pas entendu les apôtres dire que ceux qui reçurent la parole les premiers vendaient leurs maisons et leurs champs, pour nourrir leurs frères? Et vous, vous volez des maisons et des champs, pour orner un cheval, du bois, des peaux, des murs, un pavé !
Et ce qu'il y a de plus grave , c'est que ce ne sont pas seulement des hommes, mais,des femmes , qui sont en proie à cette folie , qui poussent les hommes à ces futilités, et les forcent à dépenser pour tout plutôt que pour les choses nécessaires ; et si on leur en fait un reproche , elles s'excusent d'une manière tout à fait blâmable. On fait l'un et l'autre, dit-on. Quoi ! vous n'avez pas honte. de dire cela? de mettre le Christ, mourant de faim, au, des chevaux, des mulets, des lits, des escabeaux? et pas même à ce niveau, puisque vous faites à ces objets la plus grande part, tandis que vous lui en réservez à peine une petite? Ne savez-vous pas que tout. est à lui, et vous , et ce qui vous appartient? Ne savez-vous pas qu'il a formé votre corps, qu'il vous a donné une âme, et arrangé pour vous le monde entier? Et vous ne le payez pas du moindre retour ! Si-vous avez lotie une petite maison , vous exigez sévèrement le prix convenu; et quand vous jouissez. de. la création entière; quand vous habitez un si vaste univers, vous refusez de payer à Dieu le moindre prix, vous vous livrez, vous et tout ce qui vous appartient, à la vaine gloire : car la vaine gloire est la source d'où tout cela dérive. Un cheval n'en est ni meilleur ni plus vigoureux pour être paré de ces ornements; on en peut dire autant de celui qui le monte, quelque fois même il en est moins honoré. Car beaucoup de gens perdent de vue le cavalier pour fixer leurs yeux sur les harnais du cheval, sur les domestiques qui vont en avant et en arrière et écartent la foule ; quant au maître, ils le prennent en aversion et s'en détournent comme d'un ennemi commun.
Il n'en est pas ainsi quand vous prenez soin d'orner votre âme ; alors les hommes, les anges, le Maître même des anges, vous, tressent tous ensemble une couronne. Donc, si vous aimez la gloire, cessez de faire ce que vous faites; embellissez votre âme, et non votre maison, afin de devenir illustre et glorieux; car il n'y a rien de plus misérable que vous, si, ayant l'âme nue et désolée, vous vous glorifiez de la beauté de votre maison. Que si mes paroles vous déplaisent, écoutez-ce qu'a (271) fait certain païen, et que là sagesse profane vous couvre de honte. On raconte qu'un de ces philosophes entrant dans une magnifique demeure, où l'or brillait de tout côté, toute resplendissante de l'éclat des marbres et de la beauté des colonnes, et voyant le parquet couvert partout de somptueux tapis, cracha sur le visage du maître de la maison, et répondit, au reproche qu'on lui en faisait, que n'ayant pas trouvé à le. faire ailleurs, il s'était vu dans la nécessité de jeter cet affront à la face du propriétaire 1. Voyez-vous combien est ridicule celui qui ne s'attache qu'à orner l'extérieur, et comme il est méprisable aux yeux des hommes de sens ? Et ce n'est que juste. Si quelqu'un, laissant votre femme couverte de haillons, habillait magnifiquement vos servantes, vous ne le supporteriez pas patiemment, vous en seriez outré de colère et regarderiez cela comme le plus grand des affronts. Faites à votre âme l'application de ce raisonnement. Quand vous embellissez des murs, des pavés, des meubles ou d'autres objets de ce genre, et que vous ne faites point d'abondantes aumônes, que vous né pratiquez point la vraie sagesse, vous ne faites pas autre chose que ce que nous venons de dire, vous faites même bien pis. Car entre une maîtresse et une servante, il n'y a pas de différence ; mais, entre l'âme et la chair, il y en a une très-grande, et une bien plus grande encore entre l'âme et. une maison, entre l'âme ét tin lit ou un escabeau. Comment donc seriez-vous excusable Ae revêtir d'argent tous es objets, et de laisser votre âme couverte de haillons, malpropre, mourant de faim, percée de blessures, déchirée par des chiens sans nom, bre, puis 4e vous croire après cela, fort honoré de ces embellissements extérieurs? C'est certainement là le comble de la folie, d'être un objet de dérision, d'injure et d'opprobre, d'encourir les derniers châtiments, et de se complaire encore dans ces futilités. C'est pourquoi,. je vous en prie, réfléchissons à tout cela, redevenons sages quoique bien tard, rentrons en nous-mêmes , et reportons sur notre âme ces ornements extérieurs. Par là ils ne pourront plus se flétrir, ils nous rendront semblables aux anges et nous procureront les biens immuables. Puissions-nous tous avoir ce bonheur, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui la gloire appartient dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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Il s'agit d'Aristippe. Voyez Diogène Laërce, via d'Aristippe. ↩