3.
Le pouvoir de la vertu est si grand, si impérissable est le souvenir que la vertu laisse après elle, qu'elle n'a qu'à parler pour confondre ses contradicteurs. Pourquoi ce tyran jette-t-il en prison le prophète ? Pourquoi ne se contente-t-il pas de le mépriser? Est-ce que Jean allait le traîner devant un tribunal ? Est-ce qu'il parlait de le punir de son adultère? Est-ce que l'action de Jean ne se réduisait pas à des paroles? Que craint-il donc et qu'a-t-il à trembler ? Quoi de plus, ici, que des paroles, que des discours? C'est que ces paroles frappaient plus durement qu'un châtiment réel. Il ne le conduisait pas devant un tribunal, il le traînait devant sa conscience, il lui donnait pour juges toutes les consciences libres. Voilà pourquoi tremblait ce tyran, incapable de supporter la lumière de la vertu. Comprenez-vous la grandeur de la sagesse et de la vertu? C'est elle qui fait qu'un prisonnier resplendit de plus de gloire qu'un tyran, et que ce tyran a peur et qu'il tremble. Celui-ci toutefois se contenta de le charger, de fers , mais cette femme criminelle provoqua le tyran à un meurtre. Cependant c'était lui plus qu'elle , qui était accusé. En effet, le prophète n'avait pas été trouver cette femme pour lui dire : Que faites-vous? vous cohabitez avec le tyran ? Ce n'est pas qu'elle ne pût être accusée; qui en doute? mais c'est par lui que le prophète voulait que le scandale cessât: Voilà pourquoi c'est lui qu'il réprimande, et sa parole ne gronde pas d'une manière terrible. Il ne lui dit pas :
O scélérat, ô le plus scélérat de tous les hommes, violateur des lois, impie, tu as foulé sous tes pieds la loi de Dieu, tu as tourné ses commandements en dérision, tu n'as reconnu pour loi que ta brutalité. Il ne lui dit rien de pareil; dans ses reproches respire une modération, une douceur parfaite : « Il ne vous est pas permis d'avoir la femme de Philippe, votre frère ». (Marc, VI, 18.) C'était plutôt le ton de l'enseignement que de l'accusation, c'était plutôt une leçon qu'un châtiment, une réprimande qu'une poursuite , un avertissement qu'une attaque. Mais, je l'ai déjà dit, le voleur déteste la lumière, et les pécheurs détestent l'homme juste, rien que son aspect : « Il nous importune », dit l'Ecriture, «rien que quand il paraît ». (Sag. II, 14.)
En effet, ils n'en peuvent supporter les (172) rayons; les yeux malades ne soutiennent pas les rayons du soleil. Pour la foule des méchants ce n'est pas seulement la présence de l'homme juste, qui est insupportable, mais rien que le son de sa voix. Voilà pourquoi cette femme criminelle, cette femme la plus criminelle de toutes, cette infâme qui prostituait sa fille, ou plutôt qui en était le bourreau, cette misérable, qui pourtant n'avait ni vu le prophète, ni entendu sa voix, s'élança pour obtenir son meurtre, et elle s'associa, pour cette oeuvré de sang, l'impudique qu'elle avait formée, qu'elle avait nourrie, tant elle redoutait le terrible prophète. Et que dit-elle ? « Donnez-moi ici, sur un plat, la tête de Jean ». Et pourtant, s'il est en prison, c'est pour toi, c'est à cause de toi qu'il est dans les fers, et cependant tu peux flatter ton amour insensé en te disant : J'ai triomphé du roi, il a repoussé une accusation publique, il n'a pas rejeté son amour, il n'a pas rompu nos liens adultères; il s'en faut bien; celui par qui il a été repris, il l'a chargé de chaînes. Quel est ton délire, quelle est ta rage, ô femme; même après la réprimande tu jouis de ton amour? Qu'as-tu à demander une table de furies, à préparer un banquet pour les démons tes bourreaux ? Voyez-vous le néant, la misère, la terreur, la lâcheté du vice; voyez-vous que, plus il triomphe, plus il est frappé de faiblesse? Cette femme avait moins le vertige avant que le prophète eût été jeté en prison; c'est maintenant qu'elle se trouble surtout, maintenant qu'il est dans les fers ; c'est maintenant qu'elle dit : « Donnez-moi ici, sur un plat, la tête de Jean ».
Et pourquoi « ici? » Je crains, dit-elle, que le meurtre ne reste dans l'ombre, qu'il n'y ait des gens pour le soustraire au danger. Et pourquoi ne veux-tu pas tout son corps privé de vie, mais seulement sa tête? C'est cette langue, dit-elle, qui m'a affligée, que je désire voir silencieuse. Eh bien, c'est tout le contraire qui aura lieu, ô malheureuse, ô misérable , cette langue fera entendre une voix encore plus éclatante dans cette tête tranchée, après ton crime. Jusqu'à ce jour, on n'entendait ses cris que dans la Judée, mais maintenant ils vont retentir jusqu'aux extrémités de la terre, et quelle que soit l'Eglise où vous entriez, chez les Maures, chez les Perses, dans les îles mêmes des Bretons, vous entendrez la voix éclatante de Jean : « Il ne vous est pas permis d'avoir la femme de Philippe, votre frère ». Mais cette femme, qui ne comprend rien, qui ne voit rien, pousse au meurtre, elle obsède, elle y précipite ce tyran insensé; elle n'a qu'une peur, c'est qu'il ne change de volonté. Eh bien, remarquez encore cette nouvelle preuve de la puissance de la vertu. Le prophète est en prison, il est enchaîné, il est dans le silence, et cependant ce roi ne soutient pas l'aspect de l'homme juste. Comprenez-vous toute la faiblesse, toute l'impureté du vice? Au lieu de mets, c'est une tête humaine qu'il fait apporter sur un plat. Quoi de plus exécrable, de plus abominable, de plus infâme que cette jeune fille ? Quelle voix a-t-elle fait entendre sur le théâtre de Satan, au banquet des démons? Vous voyez une langue et une langue; l'une portant des remèdes salutaires, l'autre, la perdition ; l'autre , dressant pour les festins de l'enfer, la table empoisonnée. Mais pourquoi l'ordre n'a-t-il pas été donné d'exécuter le meurtre dans la salle du banquet? elle y aurait trouvé un plaisir plus exquis. Mais elle a eu peur, qu'à sa présence, qu'à sa vue, rien qu'en l'apercevant, rien qu'en entendant sa libre parole, toutes les dispositions ne fussent changées. Voilà pourquoi elle demanda sa tête, jalouse de dresser, de son infamie, ce trophée éclatant, qu'elle donna à sa mère.