6.
Quand volis voyez une belle femme, cherchez non pas à satisfaire votre passion, mais à vous en délivrer: Et comment y parviendrai-je, dites-vous? Car je ne suis pas libre d'aimer ou de ne pas aimer. Qui donc vous contraint à éprouver cet amour coupable ? Est-ce le démon? Vous croyez que c'est le démon qui vous tend un piège. — Eh bien ! combattez, luttez contre votre passion. — Mais je ne puis, dites-vous. — Sachez donc tout de suite que votre lâcheté en est la cause, que dès le principe vous avez donné au démon entrée dans votre, âme, et que maintenant, si vous le voulez, vous le repousserez aisément. Dites-moi, ceux qui commettent l'adultère, y sont-ils amenés par la violence dé leur amour, ou bien seulement par le désir de courir un danger? (53) Evidemment c'est l'amour qui les entraîne. Est-ce un motif suffisant d'excuse? Non, assurément. Pourquoi, parce qu'ils ont commis l'adultère par leur faute.
A quoi bon tous ces raisonnements, direz-vous? Je sens bien que je voudrais me délivrer de cette passion, mais que je n'en ai point la force. Elle me poursuit sans cesse, elle m'accable, elle me tourmente. — Vous voulez, dites-vous, vous en délivrer. Mais, vous ne faites rien de ce qu'il faudrait. Vous ressemblez à un homme qui, brûlé par la fièvre, ne cesserait de boire de l'eau fraîche et dirait : que d'expédients j'imagine pour apaiser ma fièvre, et je n'en viens. pas à bout; je ne fais qu'en accroître la violence ! Et vous, ne ranimez-vous point sans cesse les flammes de votre. passion, tout en vous imaginant faire usage de ce qui pourrait les éteindre? — Oh ! non, dites-vous. — Eh, bien, je vous le demande, qu'avez-vous donc fait pour apaiser. votre passion? Comment en. général se développe une passion ? Nous ne sommes pas tous, il est vrai, sujets aux mêmes faiblesses, et on trouverait bien plus d'esclaves de l'amour des richesses que l'on ne trouverait d'esclaves de la beauté des corps, mais le remède, que je propose peut convenir à tous, à ceux-ci comme à ceux-là. L’amour des uns n'est pas moins absurde que celui des autres;. mais l'amour qu'excite la beauté corporelle est plus vif, plus violent. Si nous triomphons de celui-ci, nul doute que nous ne triomphions de celui-là; qui est plus faible.
Mais, direz-vous, si la. passion de l'amour a plus de violence, comment se fait-il qu'elle ne s'empare point de tout le monde, et qu'un si grand nombre coure après les richesses avec une véritable fureur? — C'est que cette passion des richesses semble moins dangereuse; ensuite, si la passion de l'amour a plus de violence, elle s'éteint aussi plus vite. Si elle persistait, comme l'avarice , c'en serait fait de celui dont elle s'empare. Parlons donc de cet amour que fait naître la beauté corporelle, et voyons comment se développe cette coupable faiblesse. Nous saurons alors si nous sommes à coupables ou non; si nous sommes coupables, ne négligeons rien pour triompher du mal ; il n'y a rien de notre faute, pourquoi nous tourmenter en vain? Au lieu de blâmer les victimes de l'amour, pourquoi ne pas leur pardonner au contraire? — Comment donc l'amour prend-il naissance dans une âme? Ce qui le produit, dites-vous, c'est la beauté du visage : un beau visage, un visage plein d'agréments, porte à l'âme une profonde blessure. — Vaines paroles ! S'il suffisait de la beauté pour produire l'amour, cette jeune fille aurait tout le monde pour amants. Il n'en est pas ainsi , et c'est pourquoi il ne faut attribuer cette passion ni à la beauté ni à la nature, mais à l'immodestie des regards. Vous la contemplez avec admiration, vous soupirez après tant de charmes ; et le trait s'enfonce dans votre coeur. — Eh, dites-vous, comment voir une belle femme, sans se sentir épris d'admiration? S'il ne dépend pas de nous d'admirer ou de ne pas admirer, nous ne sommes donc pas libres non plus de ne pas aimer.
Arrête, ô homme ! Pourquoi confondre ainsi toutes choses, pourquoi se jeter ainsi de tous côtés, sans vouloir découvrir la racine du mal? Combien n'y en a-t-il pas qui admirent, qui louent, et qui cependant ne sont point les esclaves de cette passion de l'amour? — Mais, diras-tu, est-il possible de ne pas aimer, quand on admire? — Pas de trouble, je te prie, patience, et tu entendras Moïse qui admire le fils de Jacob, et qui dit : « Joseph était beau de visage; et son aspect était plein de charmes ». (Gen. XXXIX, 6) Et bien ! tout en tenant ce langage, Moïse était-il épris d'amour pour Joseph? Non certes. — C'est qu'il 'ne voyait pas, diras-tu, celui dont il faisait l'éloge mais ce sentiment de l’amour, nous l'éprouvons en entendant parler de la beauté corporelle comme en la voyant de nos yeux. — Mais je veux trancher la question : David n'était-il pas fort beau, n'avait-il pas les cheveux blonds et de très beaux yeux? Et. rien ne captive mieux que la beauté des yeux. Or, qui s'éprit d'amour pour lui? personne. L'admiration n'entraîne donc point nécessairement l’amour. Que d'hommes ont eu des mères d'une beauté remarquable ! Et cependant les fils ont-ils brûlé d'amour pour leurs mères? Loin de nous cette pensée. Ils admiraient sans doute cette beauté qu'ils avaient sous les yeux; mais ils ne se laissaient pas aller à un amour honteux. — C'était, dis-tu, l'effet de la nature. — Et comment? Parce que, ces femmes étaient leurs mères ? — Ne savez-vous pas que les Perses ont avec leurs mères, et cela librement, un commerce incestueux; non pas seulement un ou deux de ce peuple, mais la nation tout entière? — Mais pourquoi tant de paroles? Il est bien évident d'ailleurs que ce n'est point la beauté du corps, ni celle du visage qui engendre cette maladie, mais la paresse et la lâcheté de l'âme. Combien n'en voit-on pas qui dédaignent les femmes vraiment belles, pour se livrer à d'autres vraiment laides. Donc l'amour ne vient point de la beauté; autrement, ces hommes dont je parle eussent donné la préférence aux premières. — Quelle est donc la cause de l'amour? S'il ne vient point de la beauté, où a-t-il donc son principe et sa racine? — Vient-il du démon? Sans doute. Mais. ce n'est pas la question. II s'agit de savoir si nous lui donnons nous-mêmes naissance. Car ce n'est pas le démon tout seul qui l'inspire, nous agissons de concert avec lui. Ce qui engendre surtout cette maladie pernicieuse, c'est le trop de familiarité, ce sont les paroles flatteuses, c'est l'oisiveté, le désoeuvrement, l'inoccupation.
Grande, oui, bien grande est la force de l'habitude; elle est si grande qu'elle devient une nécessité. Si donc l'habitude est la cause du mal, n'est-il pas évident que l'habitude contraire le fera disparaître. Que d'amants ont cessé d'aimer en ne voyant plus celles qu'ils aimaient ! Quelque temps sans doute c'est une privation amère et pénible; mais l'amertume se change ensuite en douceur, et on ne pourrait retomber, quand même on le voudrait. — Mais, direz-vous, avant d'avoir contracté l'habitude, dès le premier aspect, me voilà séduit. — Lâcheté encore, mollesse, négligence de vos devoirs, abandon de vos affaires les plus urgentes. Vous ressemblez à un vagabond que tous les maux envahissent; votre âme me fait l'effet d'un enfant qui erre au hasard, et que le premier vent emmène en servitude. Il faut. qu'elle exerce son activité ; si vous ne l'appliquez à des actions sérieuses, comme elle ne peut se passer d'agir, elle se crée une autre occupation. La terre que l'on n'ensemence point, où l'on ne plante rien, ne produit que de l'herbe.; ainsi en est-il de: l'âme; n'a-t-elle rien de sérieux en vue, elle se laisse aller au mal par le désir qu'elle a d'agir. L'oeil, dont la fonction est de voir, à défaut de beaux objets, se portera sur des objets repoussants. De même l'âme, à défaut d'occupations utiles, s'occupera de futilités. Que le travail, que l'application puisse repousser la première attaque, on peut en donner bien des preuves. C'est pourquoi si vous voyez une belle femme et que vous vous sentiez affecté, cessez de la voir et vous êtes délivré.
Et comment puis-je ne plus la voir, entraîné que je suis par la passion ? — Appliquez-vous à d'autres objets capables de distraire vota âme : lisez, méditez, défendez le pauvre, venez au secours de l'opprimé, priez, songez à la vie future ; voilà autant de moyens d'enchaîne votre âme. Alors vous pourrez guérir, je n dis pas une, blessure toute fraîche encore mais une blessure profonde, invétérée. Une insulte, dit le proverbe, suffit pour éteindre l'amour dans le coeur de l’amant; à plus fort raison ces spirituels enchantements triompheront-ils du mal, pourvu que nous voulions nous éloigner de l'objet de notre passion. Mais si nous continuons à fréquenter, à entretenir ces personnes qui lancent ces traits contre nous, qui nous font ces blessures, si nous aimons à parler d'elles, à jouir de leur conversation, nous ne ferons qu'accroître notre maladie. Comment pouvez-vous espérer d'éteindre le feu, si chaque jour vous activez la flamme ? — Voilà ce que j'avais à dire aux jeunes gens sur les effets de l'habitude.
Quant aux hommes faits; quant à ceux qu savent réfléchir, je ne puis rien leur conseiller de plus efficace que la crainte de Dieu, la pensée de l'enfer, le désir du royaume de cieux : cela suffit bien pour éteindre le feu de la passion. Dites-vous encore que ce que vos yeux admirent n’est pas autre. chose que de l'humeur et du sang gt le suc d'une nourriture corrompue. — Mais du moins, dites-vous, ce visage est comme une fleur brillante. — Est-il rien de plus brillant que les fleurs de la campagne ? Et cependant elles se flétrissent. elles se corrompent. Aussi, ne vous attachez point à cette fleur ; voyez plus avant par la pensée; enlevez par la pensée cette peau si belle, et considérez ce qu'elle cache. Le corps des hydropiques a-t-il rien de repoussant, ne brille-t-il pas au contraire des plus vives couleurs? Néanmoins, la seule pensée de l'humeur qu'il renferme nous rebute, et nous ne voudrions pas baiser un hydropique.
Cet oeil est plein de tendresse et en même temps de vivacité, ce sourcil s'étend délicieusement, ces paupières sont azurées, cette prunelle respire la douceur, le regard est d'une ineffable sérénité. — Mais après tout, qu'est-ce autre chose que des nerfs, des veines et des (55) artères? Figurez-vous cet oeil si beau, débilité, épuisé par la vieillesse, abattu par le chagrin, gonflé par la colère ! Oh ! qu'il est hideux, que sa beauté s'est vite évanouie ! une peinture se dissipe moins rapidement. Elevez votre esprit jusqu'à la, véritable beauté. — Mais je ne vois pas, dites-vous, la beauté de l'âme. — Vous la verrez, si vous le voulez bien. Comme on peut admirer la beauté d'un visage en se le représentant par l'imagination, même en l'absence de ce visage ; de même, sans le secours des yeux, on peut voir la beauté de l'âme. Ne vous êtes-vous jamais représenté par la pensée une forme remarquable par sa, beauté, et n'avez-vous pas de la sorte éprouvé un vif sentiment? Représentez-vous donc aussi la beauté de l'âme, et complaisez-vous dans cette image.
Mais je ne puis voir ce qui est incorporel. — Notre esprit le contemple mieux que rions ne contemplons les corps. N'admirons-nous pas les anges et les archanges, que nous ne voyons pas de nos yeux? De même aussi, nous pouvons admirer les bonnes moeurs et la vertu de l'âme. Si vous voyez un homme de bien, modéré dans ses désirs, vous l'admirerez bien plus qu'un beau visage. Si vous le voyez supporter un outrage avec patience , aimez-le quand même il serait accablé par la vieillesse. Oui, la beauté de cette âme, malgré la vieillesse, a un grand nombre. d'amants, elle ne se flétrit jamais, elle se conserve toujours dans sa fleur. Pour posséder nous-mêmes cette beauté, recherchons ceux qui la possèdent, et soyons épris d'amour pour eux. Ainsi pourrons-nous, à notre tour, une fois revêtus de cet éclat, parvenir aux biens éternels. Puissions-nous tous avoir ce bonheur, par la grâce et la bonté, etc.