1.
Je l'ai souvent répété, l'aumône a été commandée dans l'intérêt non de ceux qui la reçoivent, mais de ceux qui la donnent. Ceux-ci en recueillent surtout le fruit. Paul nous enseigne clairement ici cette Vérité. Comment? Rappelons - nous qu'après s'être fait longtemps attendre, les Philippiens lui avaient envoyé une aumône, et qu'Epaphrodite avait été chargé de la lui porter. Sur le point de renvoyer celui-ci avec cette épître, il les loue, comme vous voyez, et leur montre que leur bienfait a rejailli, sur eux-mêmes bien plus que sur ceux qui l'ont reçu. Il procède ainsi pour deux raisons : il craint d'abord que les bienfaiteurs ne s'enorgueillissent, et veut au contraire les rendre plus empressés à se montrer encore généreux, puisqu'ils sont au fond les obligés; en second lieu il empêche que ceux qui reçoivent n'encourent le jugement de Dieu paru n empressement exagéré, éhonté même à recevoir toujours; en effet, il est dit ailleurs « qu'il est plus heureux de donner « que de recevoir ». (Act, XX, 35.)
Quelle est donc sa pensée en écrivant : « J'ai reçu une. grande joie dans le Seigneur? » Je me suis réjoui, dit-il, non d'une joie mondaine, non pas même d'une joie purement humaine , mais dans le Seigneur, à cause de vos progrès dans la vertu, et non pas pour le soulagement temporel que j'ai éprouvé. Oui, votre vertu fait ma consolation ; et il ajoute même ma consolation et ma « grande joie » ; ce bonheur, en effet, n'avait rien de matériel; il n'était pas même inspiré par la reconnaissance pour un secours nécessaire, mais par l'idée de leur progrès dans le bien. Et remarquez encore . après un doux reproche pour le passé, il s'empresse de voiler, ce blâme, en les instruisant à l'exercice continuel et non interrompu de la charité. « Enfin une fois... », dit-il, pour rappeler un long intervalle de stérilité : « Vous avez refleuri », figure empruntée aux arbres qui bourgeonnent et puis sèchent pour pousser ensuite des fleurs nouvelles. Il leur fait donc entendre qu'après avoir donné la preuve d'une charité florissante et s'être ensuite desséchés, ils ont repris sève et vigueur. Ainsi (93) l'expression ; « Vous avez refleuri », contient à la fois un blâme et un éloge. Il n'est pas sans mérite, en effet, de refleurir après avoir été desséché; mais aussi la négligence a été pour eux l'unique cause de ce malheur. « Jusqu'à reprendre pour moi les sentiments que vous aviez autrefois » : il montre qu'ils ont eu la sainte habitude de se montrer généreux en pareils cas, de là ces mots : « Que vous aviez autrefois ». Encore pour ne pas laisser croire qu'après avoir été si charitables, ils se soient tout à coup entièrement desséchés, il montre que sur un point seulement ils se sont oubliés, et s'attache à le déclarer ainsi avec une extrême précaution : « Vous avez enfin refleuri pour moi », comme s'il ne faisait porter l'avis que sur ce point seul; « enfin », car (c'est du moins mon interprétation), dans les autres cas, vous n'avez pas cessé d'être bienfaisants.
Mais quelqu'un pourrait ici opposer l'apôtre à lui-même. Il a déclaré, objecterait-on, « qu'il a plus de bonheur à donner qu'à recevoir; mes mains », ajoutait-il, « ont travaillé pour mes besoins personnels et pour ceux de mes compagnons d'apostolat; j'aime mieux mourir », écrivait-il aux Corinthiens, « que de souffrir que quelqu'un me fasse perdre cette gloire ». (I Cor. IX, 15.) Aujourd'hui, au contraire, il n'a aucun souci de perdre cette gloire et de la voir s'anéantir. Et comment? En acceptant l'aumône. S'il a pu dire : Ma gloire est de ne rien recevoir, pourquoi l'abdiquer aujourd'hui? Comment répondre à cette objection ?
C'est que, dans le premier cas, il avait une excellente raison de refuser; il combattait les faux apôtres qui voulaient paraître tout à fait semblables aux vrais ministres de Dieu, et trouver en cela sujet de « se vanter ». Il ne dit pas qu'en cela ces misérables montraient ce qu'ils étaient, mais qu'ils se vantaient, montrant ainsi que ces gens savaient bien recevoir, mais en secret; et c'est pourquoi il écrit : Qu'ils se vantaient de leur désintéressement. (II Cor. XI, 12.) — Mais néanmoins saint Paul acceptait les présents des fidèles, sinon à Corinthe, du moins ailleurs. C'est pourquoi il disait non pas absolument et simplement : « Je ne me laisserai pas ravir cette gloire », mais avec restriction : On ne me la ravira pas « dans toute l'Achaïe », après avoir écrit quelques lignes auparavant : « J'ai dépouillé les autres églises, en recevant d'elles l'assistance dont j'avais besoin pour vous servir ». (II Cor. VIII et seq.) Il déclare donc lui-même qu'il avait coutume d'accepter.
D'ailleurs Paul avait bien le droit de recevoir, pendant qu'il s'imposait un si rude travail; mais des ouvriers qui ne font rien, comment auraient-ils ce même droit? — Mais , dira l'un d'entre eux, je donne mes prières ! Ce n'est pas un travail, puisque tout en travaillant vous pouvez prier. — Mais je jeûne ! Ce n'est pas encore là travailler. Notre bienheureux, vous le verrez en maints passages, unissait le travail à la prédication.
« Vous n'aviez pas l'occasion », ajoute-t-il. Qu'est-ce à dire? Ce n'était pas négligence chez vous, c'était une impossibilité, puisque vous n'aviez rien de disponible, vous n'aviez pas de superflu; c'est le sens de ces mots : « Vous n'aviez pas l'occasion ». Paul emploie ici une manière commune de parler. Car c'est ce que disent la plupart des gens quand la fortune leur manque et qu'ils sont dans la gêne.
« Ce n'est pas le besoin qui me fait parler ». Si j'ai dit : « Qu'enfin une fois encore » vous avez été généreux; si je vous ai fait un reproche, ce n'était pas pour pourvoir à mes intérêts ni pour soulager ma détresse; non, tel n'était pas mon but. — Cependant, ô apôtre, votre langage ici ne respire-t-il pas l'amour-propre ? — Non, car déjà aux Corinthiens il disait: « Nous ne vous écrivons rien que vous n'ayez lu ou que vous n'ayez connu par vous-mêmes ». (II Cor. I, 13.) Croyez donc qu'aux Philippiens non plus, il ne tenait pas un langage qu'on aurait pu facilement réfuter. Il ne leur parlerait pas ainsi, assurément, s'il voulait se vanter; car sa lettre arrivait à des gens qui le connaissaient, et le blâme lui serait arrivé de leur part plus éclatant et plus ignominieux. Aussi à ceux-ci même il pouvait dire : « J'ai appris à me contenter de l'état où je me trouve ». — « Il a appris », parce que c'est une vertu qui s'acquiert uniquement par l'exercice, l'étude et la ferme volonté. Loin d'être aisée à conquérir, elle est très-difficile et très-laborieuse : J'ai appris à me suffire « dans l'état où je suis. Je sais vivre pauvrement, je sais vivre dans l'abondance ; je suis fait à tout »; c'est-à-dire, je sais me contenter de peu , supporter la faim et la disette, l'abondance comme les privations. — Soit, dira (94) quelqu'un; mais il n'est pas besoin de science ni de vertu pour vivre dans l'abondance. — Au contraire, ce point réclame beaucoup de vertu, et non moins que son opposé. Comment? C'est que si la faim conseille beaucoup de crimes, l'abondance n'a pas moins de mauvaises inspirations. Plusieurs, en effet, quand ils sont arrivés à l'opulence, deviennent paresseux et ne savent porter le poids de la fortune. Plusieurs ont trouvé dans la richesse le prétexte d'une fainéantise absolue. Tel n'était pas l'apôtre. Quand il recevait, il savait faire la part, et très-large, de son prochain. Voilà bien user de ce qu'on possède. Il ne ralentissait point son zèle , il ne se réjouissait pas de l'affluence des biens de la terre; mais il se montrait toujours le même dans la disette comme dans l'abondance , sans jamais être accablé par l'une, ni enflé par l'autre.