3.
Ecartons-nous donc de la racine des maux, et nous les éviterons tous. « La racine de tous les maux », dit l'apôtre, « est l'amour « de l'argent ». C'est Paul qui l'a dit, ou plutôt c'est Jésus-Christ. Et voyons comment le témoigne l'expérience même de la vie. Quel est, en effet, le mal qui n'est pas produit par les richesses, ou plutôt, non par les richesses elles-mêmes, mais par la volonté mauvaise de ceux qui n'en savent pas faire usage? On pouvait s'en servir pour l'accomplissement de ses devoirs et acquérir par leur moyen l'héritage du royaume céleste; mais aujourd'hui, ce qui nous a été donné pour le soulagement des pauvres, pour alléger le poids de nos péchés, pour honorer Dieu et lui plaire, nous nous en servons contre les malheureux indigents, ou plutôt contre nos propres âmes et pour offenser Dieu. Un homme dépouille son prochain de ce qui est à lui; il l'a précipité dans la misère, mais il s'est précipité dans la mort; le spolié sèche de misère, mais le spoliateur se livre à un châtiment sans fin. N'est-il pas aussi malheureux? Et quel est le mal qui n'en résulte pas ? Les suites n'en sont-elles pas les fraudes, les rapines, les pleurs, les haines, les luttes, les querelles? On porte la main jusque sur les morts, jusque sur son père et son frère; on ne respecte ni lois de la nature, ni commandements de Dieu; tout est bouleversé, en un mot, n'est-ce pas la cupidité qui tyrannise ainsi les hommes? N'est-ce pas là ce qui a fait établir les tribunaux? Faites disparaître l'amour des richesses, et la guerre a pris tin, les luttes, les haines, les altercations, les querelles n'existent plus. De tels hommes devraient être chassés de la terre, comme des fléaux publics et des loups. De même que des vents violents et contraires, tombant sur une mer calme, la soulèvent jusqu'aux abîmes et mêlent aux vagues le sable qui se trouve au fond, de même les hommes, amoureux de la richesse, bouleversent le monde. Un tel homme ne connaît point d'ami, que dis-je, d'ami ? Il ne sait pas même qu'il y a un Dieu; sous l'empire de sa passion, il est devenu insensé.
Ne voyez-vous pas les Titans qui se précipitent, prêts à frapper? C'est l'image de cette fureur, c'en est l'image fidèle; ils sont comme les Titans furieux et hors d'eux-mêmes. Si vous mettez leur âme à nu, vous la trouverez dans de semblables dispositions; ce n'est pas un glaive ou deux qu'elle a saisis, mais des milliers; elle ne reconnaît plus personne, mais elle est transportée de rage contre tous, elle s'élance et aboie contre tous; ce ne sont pas des chiens mais des âmes humaines qui sont ses victimes, et contre le ciel même elle pousse d'affreux blasphèmes. De tels hommes ont tout bouleversé, tout perdu, entraînés qu'ils sont par la fureur des richesses. Je ne sais, non je ne sais qui mettre en cause, tant cette peste est universelle; les uns en sont atteints davantage, d'autres moins, mais tous le sont. Comme un bûcher allumé au milieu d'un bois le détruit et en fait un désert, de même cette passion a dévasté toute la terre : rois, magistrats, citoyens, pauvres, femmes, hommes, enfants, tous enfin sont en son pouvoir. C'est (317) comme une nuit qui s'est étendue sur le monde; nul ne sort de cet enivrement; mille accusations publiques et privées ;s'élèvent contre la cupidité, mais personne ne s'en corrige.
Que pourrait-on faire ? Comment éteindre cette flamme? Eh bien ! quand elle se serait élevée jusqu'au ciel, pour s'en rendre maître il suffit de le vouloir. Comme c'est la volonté qui l'a développée, c'est la volonté qui l'anéantira. N'est-ce pas notre libre arbitre qui en est l'auteur? Il pourra aussi l'éteindre; veuillons-le seulement. Et cette volonté, comment naîtra-t-elle en nous? Si nous considérons combien cette possession est frivole et vaine; que les richesses ne sauraient nous suivre dans l'autre vie, que même en cette vie elles nous abandonnent souvent ; que cette passion demeure ici, mais que les blessures qu'elle nous a faites, nous les emportons dans l'autre monde; si nous considérons encore quelle est la richesse des cieux pour la comparer avec celle de la terre, celle-ci nous paraîtra plus vile que de la boue; si nous voyons qu'elle comporte mille dangers, que le plaisir en est passager et mêlé de dégoûts; si nous méditons sur la richesse de la vie éternelle, alors nous pourrons mépriser celle du monde; si nous voyons que celle-ci nous est inutile pour notre renommée , notre santé , tout enfin , mais qu'elle nous abîme au contraire dans notre perte et notre ruine. Ici vous êtes riches et avec de nombreux subordonnés; là-bas vous arriverez seul et nu. Si nous nous le répétons sans cesse et que nous l'entendions répéter, peut-être guérirons-nous, peut-être échapperons-nous à ce terrible châtiment. Une perle est belle ? Pensez que c'est de l'eau de mer, qu'elle y était d'abord perdue. L'or et l'argent sont beaux? Pensez donc que c'est de la terre et de la cendre. Les vêtements de soie sont beaux ? mais ils sont tissés par des vers. Cette beauté réside dans l'opinion, dans le préjugé des hommes et non dans la nature; car ce qui est naturellement beau n'a pas besoin qu'on enseigne à le remarquer. Si vous voyez une pièce de cuivre simplement recouverte d'or, vous l'admirez en l'appelant de l'or, mais, quand les gens du métier vous auront fait connaître la fraude, l'admiration aura disparu avec l'erreur. Voyez-vous que cette beauté ne réside pas dans la nature? Et l'argent? En voyant de l'étain vous l'admirez pour de l'argent, comme du cuivre pour de l'or; il faut se faire instruire pour savoir si l'on doit admirer. Ainsi, les yeux ne suffisent pas pour le reconnaître. Les fleurs valent mieux; il n'en est pas ainsi d'elles. Si vous voyez une rose, vous n'avez pas besoin qu'on vous apprenne ce qu'elle est; vous saurez bien la distinguer de l'anémone; et de même la violette, le lys, chaque fleur enfin. C'est donc un préjugé que l'admiration dont je parlais. Et, pour vous faire comprendre qu'un préjugé en est la source, dites-moi, s'il plaisait à l'empereur de décréter que l'argent vaut plus que l'or, cet enthousiasme séducteur ne changerait-il pas d'objet? Ainsi nous sommes partout les jouets de la cupidité et de l'opinion. Qu'il en soit ainsi, que la rareté soit la cause des prix qu'on met aux objets, en voici une preuve. Il est des fruits vendus ici à vil prix et qui sont chers en Cappadoce, plus chers que ceux qui sont précieux chez nous; il en est de même pour les pays des Sères d'où nous viennent ces étoffes de luxe ; dans l'Arabie et l'Inde, pays des aromates et des pierres précieuses, on signalerait bien des faits semblables. C'est donc un préjugé que cette opinion; nous n'agissons jamais avec jugement, mais par caprice et à l'aventure. Sortons donc de cette ivresse, considérons ce qui est véritablement beau, ce qui est beau par sa nature, la piété, la justice, afin d'obtenir les biens promis, que je vous souhaite à tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui soient au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et aux siècles des siècles. Ainsi soit-il.