2.
Confirmons donc entre nous la charité; « car l'amour est la plénitude de la loi ». (Rom. XIII, 10.) Aimons-nous les uns les autres, et nous n'aurons besoin ni de travaux ni de sueurs pour nous sauver. Ce chemin, de lui-même, conduit à la vertu. Ainsi qu'un voyageur, dès qu'il a trouvé la tête d'une route publique, se trouve aussitôt conduit par elle et n'a pas besoin d'autre guide : ainsi, pour la charité, saisissez-en seulement le commencement, et ce début vous conduira et vous dirigera.
« La charité », dit saint Paul, « est patiente, elle est bienveillante ; elle ne suppose point le mal ». (I Cor. XIII, 4.) Que chacun de nous réfléchisse en soi-même sur la manière dont il est disposé pour lui-même; et qu'il ait pour le prochain ce même sentiment. Ainsi nul n'est jaloux de soi-même; chacun se souhaite tous les biens; l'on se préfère naturellement aux autres; pour soi l'on est disposé à tout faire. Si nous avons les mêmes sentiments pour le prochain, tous les maux de l'humanité sont guéris : plus d'inimitiés désormais, plus d'avarice, plus de cupidité. Car qui voudrait se frustrer soi-même ? Personne; on ferait plutôt le contraire. Dès lors nous posséderons en commun tous les biens, et nous ne cesserons pas de resserrer nos rangs.
Si telle est notre ligne de conduite, le ressentiment des injures n'est plus possible entre nous. Qui pourrait, en effet, se mettre au cœur une haine contre soi-même, et garder le souvenir d'une injure qu'il se serait faite volontairement? Qui voudrait se fâcher contre soi-même? Ne suis-je pas, de tous les hommes, celui à qui je pardonne le plus volontiers ? Si donc tels sont aussi nos sentiments à l'égard du prochain, la mémoire des injures est à jamais éteinte.
Mais, direz-vous, est-il possible d'aimer son prochain comme soi-même? — Si cette charité est sans exemple, vous avez le droit de la déclarer impossible. Mais si d'autres l'ont pratiquée, il est évident qu'en ne les suivant pas nous faisons uniquement preuve de lâcheté et de paresse. D'ail. leurs Jésus-Christ n'a jamais pu commander ce qui serait impraticable; il s'est vu bien des chrétiens qui ont même dépassé ses lois. — Quels sont ces héros? — Paul, Pierre, tout le choeur des saints. Si j'avance qu'ils ont aimé le prochain, je ne fais que faiblement leur éloge; car ils ont aimé leurs ennemis autant qu'on aime l'ami le plus intime. Quel homme au monde, en effet, libre d'aller prendre la céleste couronne, choisirait l'enfer pour sauver ses amis intimes? Aucun. Et Paul, toutefois, l'a choisi pour ses ennemis, pour ceux qui l'avaient lapidé, pour ceux qui l'avaient battu de verges. Quel pardon pouvons-nous donc attendre, quelle excuse aurons-nous, si nous n'accordons pas même à nos amis la plus faible partie de l'amour que Paul a montré pour ses ennemis?
Avant lui déjà, le bienheureux Moïse demandait à être rayé du livre de vie, à la place d'ennemis qui l'avaient reçu à coups de pierres, (Exod: XXXII, 32.) David aussi, voyant périr ceux qui lui avaient résisté, disait : « C'est moi, leur pasteur, qui ai péché: mais eux, qu'ont-ils fait? » (II Rois, XXIV, 17.) Et quand Saül fut entre ses mains, loin de vouloir attenter à ses jours, il le sauva, alors même que sa générosité allait le mettre en danger. Or, si l'Ancien Testament a fourni de pareils exemples, quel pardon obtiendrons-nous, nous qui vivons sous le Nouveau, et qui ne savons pas arriver même à la hauteur où ils sont parvenus? « Car si notre justice n'abonde pas plus que celle des Scribes et des Pharisiens, nous n'entrerons pas dans le royaume des cieux ». Et si nous avons moins de justice que ces gens-là mêmes, comment entrerons-nous? « Aimez », dit le Seigneur, « aimez vos ennemis et vous serez semblables à votre Père qui est dans le ciel ». (Matth. V, 44, 45.)
Aimez donc votre ennemi. Ce n'est pas à lui que vous faites ainsi du bien, c'est à vous-même. Comment? C'est que vous devenez semblable à Dieu. Aimé de vous, votre prochain n'y gagne (535) que bien peu; c'est un compagnon de service qui le chérit. Mais vous, en aimant ce compagnon de service, vous y gagnez beaucoup; vous vous rendez pareil à Dieu. Voyez-vous que le bénéfice est à vous et non pas à votre prochain ? Car Dieu vous propose la couronne, et non à lui. — Mais qu'arrivera-t-il, si c'est un méchant? — Votre récompense n'en sera que plus grande; vous serez donc reconnaissant à votre ennemi pour la malice qu'il montre encore après vos innombrables bienfaits. Car s'il n'avait été profondément méchant, votre trésor au ciel n'aurait pas si merveilleusement augmenté. Sa malice, qui vous autorisait à ne l'aimer point, est donc vraiment un motif pour l'aimer davantage. Faites disparaître votre adversaire. votre antagoniste, vous détruisez l'occasion que vous avez d'être récompensé. Ne voyez-vous pas comme les athlètes s'exercent avec des corbeilles pleines de sable? Vous n'avez pas besoin de vous imposer ce labeur; la vie est pleine d'occasions qui vous tiennent en haleine et nourrissent en vous la force et le courage. Ne remarquez-vous pas que les arbres sont d'autant plus vigoureux et plus solides, qu'ils sont plus fortement battus des vents? Chez nous aussi, avec l'épreuve et la patience, grandira la vigueur. « Car », dit le Sage, « l'homme patient et longanime abonde en prudence ; le pusillanime au contraire n'apprend ni ne sait rien ». (Prov. XIV, 29.) Comprenez-vous ce magnifique éloge de l'un, cette grave accusation de l'autre? Il est fort ignorant, le paresseux; il ne sait rien. Gardons-nous donc de porter cet esprit étroit et petit dans nos rapports mutuels; car notre malheur ne viendrait pas de ces inimitiés qu'on rencontre toujours, mais bien de notre propre coeur, faible et rancunier. S'il est fort, ce coeur, il supportera aisément tous les orages ; aucun ne pourra le faire sombrer; ils contribueront même à le conduire au port tranquille. Puissions-nous y toucher et aborder un jour, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel soient au Père et au Saint-Esprit, gloire, empire et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.