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Agissons donc uniquement et en tout pour acquérir cette vie ineffable, pour jouir de ces biens infinis. Oui, je vous en prie et vous en conjure, n'ayons pas d'autre ambition. Personne ne voudrait bâtir dans une ville dont la ruine serait certaine et prochaine. Répondez-moi, en effet : si l'on venait vous prédire que telle cité sera ruinée dans un an, et telle autre jamais, bâtiriez-vous dans celle qui devrait périr? C'est pourquoi je vous dis maintenant . N'édifions rien en ce monde ? Tout y doit bientôt tomber et périr. Mais que parlé-je de cette ruine d'objets extérieurs? Avant cette ruine nous périrons. nous-mêmes, nous serons rudement frappés, nous sortirons de ce monde si menacé. Pourquoi bâtir sur le sable? Bâtissons sur le roc; quel que soit dès lors le choc imminent, notre édifice demeure irrésistible; il se dresse inexpugnable.
Rien de plus sûr, en vérité : car dans ce lieu suprême, il n'est point d'accès aux attaques ennemies, tandis que ce triste séjour de la terre y est constamment exposé. Ici, en effet, les tremblements de terre, les incendies, les irruptions des ennemis, nous arrachent tout vivants au monde, et souvent nous emportent dans sa ruine. Que si le sol qui nous porte reste intact, il y a toujours quelque maladie pour nous enlever bientôt, ou pour nous empêcher de jouir si nous y restons. Car quel plaisir peut-on goûter dans ce séjour des maladies, des calomnies, des jalousies, des complots incessants ?
Fussions-nous à l'abri de ces maux, souvent nous sommes peinés et désolés de n'avoir point d'enfants, de sorte qu'à défaut de ces chers héritiers à qui nous laisserions nos propriétés, nous souffrons cruellement de travailler pour d'autres. Souvent même notre héritage échoit à nos ennemis, non-seulement après notre décès, mais même de notre vivant. Est-il donc rien de plus malheureux que de travailler pour des ennemis, que d'amasser pour soi des péchés sans nombre afin de leur laisser, à eux, le bonheur d'une vie tranquille? Nos cités offrent de nombreux exemples de ce genre, et je m'arrête de peur d'affliger ceux qui sont ainsi privés de postérité; mais je pourrais en désigner plusieurs par leur nom; je pourrais vous redire plus d'une triste histoire, et vous montrer -plusieurs maisons dont la porte s'est ouverte aux ennemis mêmes de ceux qui avaient sué pour les édifier et les embellir. Et ce ne sont pas seulement les maisons, mais les serviteurs, ruais souvent l'héritage tout entier qui est ainsi échu à des ennemis. Ainsi vont les choses humaines.
Dans les cieux, au. contraire, vous n'avez à redouter rien de semblable; ainsi vous n'avez pas à craindre qu'après le décès d'un juste, son ennemi ne se présente et ne lui ravisse son héritage. Là, en effet, plus de mort, plus d'inimitié possible, rien enfin que les tabernacles éternels des saints; et parmi ces bienheureux, tout est bonheur, joie, allégresse. Car, dit le Prophète , « les cris d'allégresse retentissent dans les tentes des justes ». (Ps. CXVII, 15.) Leurs demeures sont éternelles et ne connaissent point de fin ; elles n'éprouvent ni le ravage des temps, ni les changements de propriétaires; mais elles s'élèvent dans une jeunesse et une beauté perpétuelles. La raison le proclame en effet, là, rien de corruptible ni que la mort puisse attaquer; tout est immortel et inaccessible aux coups du trépas.
Pour un tel édifice, versons à pleines mains notre argent. Il n'est besoin ni d'architectes ni d'ouvriers. Les mains des pauvres nous édifient ces palais, bien qu'ils soient boiteux, aveugles, mutilés : ils sont ici les constructeurs. N'en soyez pas surpris, puisque ce sont eux qui nous gagnent un trône même, et nous procurent l'entière confiance en Dieu.
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L'aumône en effet, est, de tous les arts, le meilleur et le plus utile à ceux qui savent l'employer. Amie de Dieu, toujours proche de lui, elle est admise facilement à tout demander pour ceux qu'elle adopte, pourvu que nous ne lui fassions pas d'injustice à elle-même. Or, c'est lui faire injure, que d'être aumôniers de biens volés. Que si, au contraire, l'aumône est pure et véritable, elle communique à ceux qui savent l'épancher, une merveilleuse confiance : tant est grande sa puissance, pour ceux mêmes qui ont péché ! Elle brise leurs fers, dissipe les ténèbres, éteint le feu, tue le ver rongeur, et leur épargne les grincements de dents. Devant elle, les portes des cieux s'ouvrent en toute sécurité. Et comme, lorsqu'une reine fait son entrée, aucun des gardes qui veillent aux portes du palais n'osera jamais s'enquérir de cette majesté ni de ses démarches, et qu'au contraire tous lui feront un humble accueil; ainsi est reçue l'aumône, parce qu'elle est une véritable reine et qu'elle rend les hommes semblables à Dieu, selon qu'il est écrit: « Soyez miséricordieux, comme votre Père céleste est miséricordieux ». (Luc, VI, 36.)
Prompte et légère, armée de ses ailes d'or, l'aumône peut prendre un vol qui réjouit les anges. C'est d'elle que le Prophète a dit, « que le plumage de la colombe est argenté; et que son dos reflète l'éclat de l'or pâlissant ». (Ps. LXVII, 14.) Semblable à cette colombe vivante et illuminée d'or, elle prend son essor; son aspect est souriant, son regard est plein de douceur, et d'une beauté que rien ne dépasse au monde. Le paon lui-même, avec ses splendeurs incontestables, n'est rien auprès d'elle, tant cette habitante des cieux est belle et ravit l'admiration. Son regard toujours s'élève au ciel; Dieu l'entoure de sa gloire ineffable; c'est une vierge aux ailes d'or, splendidement parée, et dont les traits respirent la candeur et la mansuétude. C'est l'aigle, aussi puissant que léger, et qui dort au pied du trône royal; dès que Dieu nous juge, elle retrouve son vol et se montre pour nous couvrir de ses ailes et nous sauver du supplice.
L'aumône! Dieu la préfère aux sacrifices. Souvent il en parle, tant il l'aime : « Elle recueillera », dit-il, « la veuve, l'orphelin et le pauvre ». Dieu aime à emprunter d'elle son plus doux nom, d'après David qui appelle le Seigneur bon, miséricordieux, patient, clément à l'infini, toujours vrai ». (Ps. CXLV, 9 ; CII, 8 ; CXLV, 8.) Tandis qu'un autre Prophète s'écrie . : « La miséricorde de Dieu règne sur la terre; c'est elle qui a sauvé le genre humain ». (Ps. LVI, 12.) En effet, s'il n'avait eu pitié de nous, tout aurait péri. Cette miséricorde nous a réconciliés avec lui quand nous étions ses ennemis; elle nous a comblés de grâces innombrables; elle a décidé le Fils même de Dieu à se faire esclave, à s'anéantir pour nous.
Ah ! saintement jaloux, mes frères, imitons une vertu qui nous a sauvés; aimons-la; estimons-la plus que l'argent, et, si l'or nous manque, ayons du moins le coeur miséricordieux. Bien ne caractérise le chrétien, autant que l'aumône ; rien n'est admiré de l'incrédule, ou pour mieux dire , de tout le monde, comme notre charité miséricordieuse. Nous-mêmes, d'ailleurs, nous avons besoin de cette miséricorde , puisque chaque jour nous disons à Dieu : « Ayez pitié de nous selon votre grande miséricorde ». (Ps. XXIV, 7.) Commençons par la pratiquer nous-mêmes; mais non ! jamais nous ne commençons, puisque Dieu d'abord a montré sa miséricorde envers nous: mais, bien chers frères, suivons cette trace divine. Car si les hommes aiment à rendre pitié pour pitié à celui même qui s'est couvert de crimes, mais qui a été miséricordieux, le Seigneur, bien plus que nous, adopte cette conduite.
Ecoutez la parole du Prophète : « Pour moi », dit-il, « je suis dans la maison de Dieu comme l'olivier qui porte son fruit ». (Ps. LI, 10.) Rendons-nous semblables à l'olivier. De tous côtés les préceptes divins nous pressent : il ne suffit pas qu'on soit l'olivier, il faut être celui encore qui porte son fruit. Il y a des gens qui ont quelque miséricorde , qui, dans l'intervalle de toute une année, donnent une fois, ou qui sont aumôniers chaque semaine seulement, ne donnant presque rien. Par leurs actes de miséricorde, voilà des oliviers, sans doute; mais à des actes aussi peu larges, aussi peu généreux, vous ne reconnaissez pas des oliviers féconds. Quant à nous, soyons fertiles toujours !
Je l'ai dit souvent, et je le répète aujourd'hui : ce n'est pas l'importance absolue de ce qu'on donne qui constitue la grandeur de l'aumône, mais bien la volonté et le coeur de celui qui donne. Vous connaissez l'histoire de la veuve; car il est toujours utile de rappeler cet exemple, afin que le pauvre. ne désespère pas de lui-même, à la vue de cette femme qui laissait tomber dans le tronc ses deux oboles. Quand on rebâtit le temple, on vit des gens offrir leurs cheveux mêmes, et ces humbles donateurs ne furent point repoussés. Si possédant de l'or, ils avaient fait cette offrande de leur chevelure seulement, ils méritaient d'être maudits ; mais s'ils n'ont fait ce sacrifice que parce que cette aumône seule leur était possible, Dieu les a bénis. C'est ainsi que Caïn fut réprimandé, non pas pour avoir offert des choses sans valeur, mais parce qu'il offrit ce qu'il avait de moindre dans ses propriétés. Car « maudit soit », dit un Prophète, « celui qui possède une victime mâle et « sans défaut, et qui offre à Dieu une bête malade ». (Malach. I, 14.) Il ne réprouve pas absolument celui qui présente peu, mais celui qui possède et se montre avare. Donc, celui qui ne possède rien n'est point non plus coupable; que dis-je ? sa moindre aumône a droit à la récompense. Car est-il plus pauvre sacrifice que celui de deux oboles ? Est-il un don plus misérable que celui d'une chevelure ? Est-il offrande plus vile que celle d'une petite mesure de farine? Et cependant ces présents ne furent pas moins appréciés de Dieu que les veaux et l'or. Chacun est agréé de Lui en proportion de ce qu'il a, et non en proportion de ce qu'il n'a pas : car, dit l’Ecriture, soyez bienfaisant selon ce que votre main possède.
Je vous en prie donc, épanchons sur les pauvres, (591) avec un coeur joyeux, nos biens, si chétifs qu'ils soient. Nous recevrons la même récompense que ceux qui auront donné davantage ; que dis-je? nous serons récompensés plus que ceux qui auront prodigué l'or. Si nous suivons cette conduite, nous aurons droit aux trésors ineffables de Dieu; pourvu que non contents d'écouter, nous agissions; non contents de louer, nous nous mettions à l'oeuvre. Puissions-nous y arriver tous par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec lequel, etc.