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L'anarchie est partout un mal, une source de calamités infinies, un principe de désordre et de perturbation ; ruais elle est d'autant plus pernicieuse dans l'Eglise en particulier, que chez elle le pouvoir est plus grand et plus sublime. Supprimez le chef d'orchestre, le choeur ne connaît plus l'harmonie ni le concert; enlevez à une armée son général, l'ordre est brisé, la discipline anéantie dans les bataillons; arrachez le pilote à sa barre, le vaisseau fera naufrage ; séparez du troupeau le pasteur, tout est dispersé : ainsi l'anarchie `est un mal, une cause de ruine. Mais, en retour, la désobéissance des sujets n'est pas un moindre mal ; car elle produit les mêmes malheurs. Un peuple qui n'obéit plus à son chef, ressemble à un peuple sans chef; il est même pire encore. En effet, on pardonne, dans un cas, à ceux qui ne savent se garder du désordre et des excès; dans l'autre cas, loin d'excuser, on punit.
Mais, objectera-t-on peut-être, il y a un troisième mal, c'est d'avoir un mauvais chef. Je le sais ; ce n'est pas un petit malheur; c'est pis, alors, bien pis même que l'anarchie- Mieux vaut n'être conduit par aucun guide, que de l'être par un mauvais. Livré à soi-même, on peut se jeter dans le péril et l'on peut aussi y échapper ; mais, mal conduit, on ira nécessairement à la malheure, on sera entraîné au précipice.
Comment donc saint Paul dit-il : « Obéissez à vos conducteurs et soyez-leur soumis ? » ayant déclaré précédemment : « Considérant la fin de leur vie, imitons leur foi », c'est seulement après cela qu'il ajoute : Obéissez, soyez soumis ? — Donc, objecterez-vous, que faire ? Et si le chef est mauvais, faudra-t-il ne pas obéir ? — Mauvais, dites-vous; mais en quel sens ? Si c'est : mauvais du côté de sa foi, fuyez-le, oui, évitez-le, non-seulement s'il n'est qu'un homme, rirais quand même il serait un ange descendu du ciel ! Si c'est au contraire : mauvais du côté de sa conduite, n'approfondissez pas ce point. Ne croyez pas, du reste, que cette distinction m'appartienne; je l'emprunte à la divine Ecriture. Ecoutez l'oracle de Jésus-Christ : « Les scribes et les pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse ». (Matth. XXIII, 2.) C'est après avoir fait contre eux de graves accusations qu'il prononce ces paroles : « Ils sont assis sur la chaire de Moïse ; faites donc, tout ce « qu'ils vous disent; mais ne faites pas ce qu'ils font ». Ils sont en dignité, vous dit-il, bien que leur vie soit impure; vous, n'étudiez pas leurs moeurs, mais leur enseignement.
En effet, leurs moeurs ne peuvent causer aucun dommage spirituel à personne. Pourquoi ? c'est que, par elles-mêmes, elles sont évidemment mauvaises à tous les yeux ; et que ce maître, fût-il mille fois mauvais, n'enseignera jamais le mal. Du côté de la foi, au contraire, leur perversité est moins évidente pour les masses, et le docteur mauvais en ce genre ne craindra pas d'enseigner l'erreur. Aussi le précepte : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés », s'entend de la conduite, et non de la foi. Le contexte le prouve : « Car, pourquoi », dit Jésus-Christ, « voyez-vous une paille dans l'oeil de votre frère, tandis que vous ne remarquez pas la poutre qui est dans votre oeil ? Faites donc tout ce qu'ils vous disent». (Matth. VII, 1.) Faire est la fonction de la conduite et non de la foi. Voyez-vous que. Notre-Seigneur ne parle pas là des dogmes, mais de la vie et des oeuvres ?
Quant aux maîtres des Hébreux, saint Paul les a loués, en disant : « Obéissez à vos conducteurs, et soyez-leur soumis; car eux-mêmes veillent pour le bien de vos âmes, comme devant en rendre compte ». Que les chefs donc ici l'entendent aussi bien que les sujets : autant il est requis d'obéissance dans les gouvernés, autant les gouvernants doivent-ils se montrer vigilants et modérés. Car, enfin, répondez : le maître veille, lui, sa tête est menacée, il est exposé aux dangereuses conséquences de vos fautes, et c'est à cause de vous qu'il est soumis à des craintes si redoutables; et vous, sujet, vous seriez assez lâche, assez dépourvu de coeur, assez misérable pour lui refuser l'obéissance? Aussi l'apôtre ajoute: «Obéissez, afin que vos maîtres s'acquittent de leur devoir avec joie, et non pas en gémissant, ce qui ne vous serait pas avantageux ». Voyez-vous ici, qu'un maître, même méprisé, n'a pas le droit de se venger? — Mais n'est-ce pas urne terrible vengeance contre vous que ses pleurs et ses gémissements ? — Sans doute. Car le médecin, méprisé de son malade, ne peut pas, il est vrai, se venger de lui; mais il peut sur lui pleurer et gémir. Et si vous le faites gémir ainsi, c'est Dieu qui le vengera sur volis. Car si nous gagnons Dieu. à notre cause lorsque nous pleurons nos péchés, combien plus quand nous gémissons sur l'insolence et le mépris des autres? Or, voyez-vous toutefois que Dieu ne permet pas au maître d'éclater en injures? Comprenez-vous la haute sagesse de cette loi? On ne peut que gémir, bien qu'on soit ainsi méprisé, et foulé aux pieds, bien qu'on vous crache au visage. Ne doutez pas un instant que Dieu ne soit votre vengeur : le gémissement est plus redoutable qu'aucune vengeance; car lorsque l'homme gémissant n'a rien gagné par ses pleurs, ceux-ci crient à Dieu; et de même que quand un précepteur n'est plus écouté par un enfant, l'on appelle un autre homme qui saura bien le punir plans sévèrement; ainsi en est-il au cas actuel.
Mais, ô ciel! quel péril redoutable ! Et que dire aux misérables qui se précipitent vers cet abîme infini de supplices? Pasteur, tu rendras compte de tous ceux que tu diriges, hommes, femmes, enfants; c'est à ce terrible feu que tu exposes ta (597) tête. Je m'étonne qu'un seul de ceux qui gouvernent puisse être sauvé, surtout qu'en présence de telles menaces d'une part, d'une telle lâcheté de l'autre, j'en vois quelques-uns accourir encore et se jeter sous ce redoutable fardeau du gouvernement de la maison de Dieu! Car s'il n'est point d'excuse ni de pardon pour ceux-mêmes qui s'y sont laissés traîner par force, dès que d'ailleurs ils gouvernent mal ou avec négligence; car Aaron fut traîné au pontificat par violence, et cependant il a été en péril; car Moise, aussi, fut en danger, bien qu'ayant souvent refusé le pouvoir; car Saül enfin, qui avait reçu un autre genre d'autorité malgré ses refus, joua son éternité aussi, pour avoir abusé de sa puissance : combien plus sont donc exposés ceux qui mettent tant d'âpreté à la conquérir, et qui ont eu l'audace de s'y précipiter? Un ambitieux de cette espèce , bien plus que personne, se prive par avance du pardon. Il ne peut que craindre, que trembler, et sous le poids du remords, et sous le faix du pouvoir; de telles gens ne doivent pas refuser pour une fois seulement, qu'on les traîne à l'autel, ou qu'on ne les y traîne pas; ils ne peuvent que fuir en prévision de la grandeur d'une dignité pareille. Quant à ceux qui s'y sont laissés prendre malgré eux, toujours doivent-ils être pieux et vigilants; qu'ils évitent tout excès de pouvoir; qu'ils agissent en tout dans l'ordre et le droit. Je conclus : si vous pressentez le fardeau, fuyez, bien persuadés que vous êtes indignes d'un tel honneur; et si vous l'avez reçu de vive force, n'en soyez ni moins vigilants, ni moins modestes; montrez en tout un coeur pur et humble.