XXI – EULOGE ET L’ESTROPIÉ
[1] Cronius, le prêtre de Nitrie, me raconta ceci : « Etant plus jeune et par suite de langueur m'étant enfui du monastère de mon archimandrite, errant j'avançai jusqu'à la montagne du saint Antoine. Or elle était située entre Babylone et Héraclée du côté du grand désert qui conduit à la mer Rouge, à environ trente milles du fleuve. Alors étant allé dans le monastère, qui est près du fleuve, où résidaient dans ce qu'on appelle Pispir ses deux disciples, Macaire et Amatas, lesquels l'enterrèrent après sa mort, j'attendis cinq jours pour me rencontrer avec le saint Antoine. [2] Car on disait qu'il abordait ce monastère tantôt au bout de dix, tantôt au bout de vingt, tantôt au bout de cinq jours, selon que chaque fois Dieu le dirigeait en vue de faire le bien à ceux qui se trouvaient de passage au monastère. Quoi qu'il en soit, différents frères y furent rassemblés, ayant différents besoins; parmi eux également Euloge, un moine Alexandrin et un antre, estropié, qui se présentèrent pour la cause que voici. [3] Cet Euloge était, par suite de ses études complètes, un lettré, qui, frappé d'un amour d'immortalité, renonça aux agitations, et ayant distribué tous ses biens, garda pour lui de la menue monnaie, ne pouvant travailler. Or étant découragé intérieurement, ne voulant pas entrer dans un couvent ni décidé à rester seul, il trouva jeté sur la place publique un estropié qui n'avait ni mains ni pieds. Chez lui, la langue seule se trouvait sans être usée, pour attraper les passants.
« [4] Euloge s'étant donc arrêté, fixe les yeux sur lui, prie Dieu et fait un pacte avec Dieu ainsi : « Seigneur, en ton nom, je prends cet estropié et je lui procure du réconfort jusqu'à la mort, afin que, au moyen de lui, moi aussi je sois sauvé. Accorde-moi de la patience pour le servir. » Et, s'étant approché de l'estropié, il lui dit : « Veux-tu, le grand, je te prends dans ma maison et je te procure du réconfort? » Il lui dit : « Parfaitement. » — « N'est-ce pas, dit-il, j'amène un âne et je te prends? » Il consentit. Alors ayant amené un âne, il le leva et l'emmena dans sa propre chambre des hôtes, et il était aux petits soins pour lui. [5] Donc l'estropié ayant tenu bon pendant quinze ans était traité en malade par lui. lavé, soigné des mains d'Euloge et nourri d'une manière convenable à sa maladie. Mais après ces quinze ans le démon s'appesantit sur lui, et il se révolte contre Euloge. Et il commença à débarbouiller son homme avec un tas de mauvais propos et d'injures, en ajoutant : « Assassin, déserteur, tu as volé le bien des autres, et c'est au moyen de moi que tu veux être sauvé. Jette-moi sur la place publique, je veux de la viande. « Il lui apporta de la viande. [6] Cela étant, de nouveau il cria : « Je ne suis pas satisfait; je veux des foules; c'est sur « la place publique que je veux. O violence! Jette-moi où tu m'as trouvé. » De sorte que s'il avait eu des mains, peut-être même se serait-il étranglé, le démon l'ayant rendu sauvage à ce degré. C'est pourquoi Euloge s'en va vers ceux de ses voisins qui étaient ascètes et il leur dit : « Que faire, puisque cet estropié m'a réduit au désespoir? Le rejeter? J'ai engagé mes mains à Dieu, et je suis dans la crainte. Mais ne pas le rejeter? Il rend mauvais pour moi les jours et les nuits. Que faire alors pour lui, je ne sais pas. » Mais ils lui disent: « Comme le Grand vit encore», — car ils appelaient ainsi Antoine, — « monte vers « lui, après avoir jeté l'estropié dans une barque, « transporte celui-ci au monastère, attends qu'il « revienne de sa grotte, et défère-lui la décision. Et « s'il te dit quelque chose, dirige-toi d'après son arrêt, car Dieu te parle par lui. » Et il les écoula patiemment, et ayant jeté l'estropié dans une petite barque de pâtre, il sortit la nuit de la ville et l'emmena au monastère des disciples du saint Antoine. [8] Mais il advint que le Grand arriva le lendemain, le soir étant avancé, à ce que raconta Cronius : il était affublé d'un manteau de peau. Or en arrivant à leur monastère, il avait cette habitude d'appeler Macaire et de l'interroger : « Frère Macaire, des frères sont-ils « venus ici? » Il répondit : «Oui. » — « Sont-ils Egyptiens ou Hiérosolymitains ? » Et il lui avait donné ce signe : « Si tu en vois de plus insouciants, dis ceci : « ils sont Egyptiens. Mais dans le cas de plus recueillis et plus judicieux, dis: Hiérosolymitains.» [9] En conséquence il lui demanda selon l'habitude : « Les frères sont-ils Egyptiens ou Hiérosolymitains? »
Macaire répondit et lui dit : « C'est un mélange. » D'une part, quand il lui disait : « Ce sont des Egyptiens », le saint Antoine lui disait : « Fais des lentilles et donne-leur à manger. » Et il leur faisait une prière et les congédiait. D'autre part, quand il disait ceci : « Ce sont des Hiérosolymitains », il s'asseyait toute la nuit, leur parlant des choses du salut. [10] S’étant donc assis ce soir-là, dit-il, il les interpelle tous, et personne ne lui ayant dit d'aucune façon quel nom il avait, les ténèbres existant, il élève la voix et dit : « Euloge, Euloge, Euloge», à trois reprises. Celui-là, le lettré, ne répondit pas. pensant qu'un autre Euloge était nommé. Il lui dit de nouveau : C'est à toi « que je parle. Euloge, qui es venu d'Alexandrie. » Euloge lui dit: « Qu'ordonnes-tu, je te prie?» — « Pourquoi « venais-tu?» Euloge répond et lui dit : « Celui qui t'a révélé mon nom t'a révélé aussi mon affaire. » [11] Antoine lui dit : « Je sais pourquoi tu es venu, mais dis-le devant tous les frères, afin qu'eux aussi l'entendent. » Euloge lui dit : « J'ai trouvé cet estropié sur la place publique, et j'ai engagé mes mains à Dieu pour le traiter pendant sa maladie, pour être sauvé grâce à lui, et lui, grâce à moi. Or comme après tant d'années il me tourmente à l'extrême, et que je me suis mis dans l'esprit de le rejeter, c'est pour cela que je suis venu vers ta sainteté, afin que tu me conseilles ce que je dois faire et que tu pries pour moi, car je me tourmente terriblement. » [12] Antoine lui dit d'une voix grave et austère : « Le rejettes-tu? Mais celui qui l'a fait ne le rejette pas. Le rejettes-tu, toi ? « Dieu en suscite un plus beau que toi et il le recueille. »
Alors Euloge, s'étant tenu tranquille, fut saisi de crainte. Et avant délaissé ensuite Euloge, il se met à fouetter de la langue l'estropié et à lui crier : [13] « Estropié, mutilé, indigne de la terre et du ciel, ne finis-tu pas de lutter contre Dieu? Ne sais-tu pas que le Christ est celui qui te sert? Comment oses-tu articuler de telles paroles contre le Christ ? Ne s'est-il pas. à cause du Christ, rendu esclave pour ton service? » L'ayant donc réprimandé, il le laissa aussi. Et ayant conversé avec tous les autres sur ce qui avait trait à leur besoin, il s'en reprend à Euloge et à l'estropié et leur dit : [14] « Ne rôdez nulle part, partez. Ne soyez pas séparés l'un de l'autre, excepté dans votre cella, dans laquelle vous avez séjourné. C'est que déjà Dieu envoie vers vous. Car cette tentation vous est survenue, parce que tous deux vous vous dirigez vers votre fin et que vous allez être jugés dignes de couronnes. Ne faites donc pas quelque autre chose, et qu'alors, en venant. l'Ange ne vous trouve pas dans cet endroit. » Alors ayant cheminé plus vite, ils arrivèrent dans leur cella. Et au bout de quarante jours Euloge meurt, et, au bout de trois autres jours, l'estropié meurt. »
[15] Or Cronius, après avoir séjourné dans les parages de la Thébaïde, descendit dans les monastères d'Alexandrie. Et il arriva que les services pour le quarantième jour de l'un et pour le troisième jour de l'autre étaient célébrés par la communauté des frères. Cronius l'apprit donc et en fut stupéfait; et ayant pris un évangile et l'ayant placé au milieu de la communauté, après avoir raconté ce qui était arrivé, il déclara ceci : « Pour tous ces discours, j'ai été l'interprète, le bienheureux Antoine ne connaissant pas le grec. Car moi je savais les deux langues et je leur servis d'interprète, aux uns en grec, à celui-ci en égyptien. »
[10] Puis Cronius raconta également ceci en ces termes : « Cette nuit-là. le bienheureux Antoine nous raconta ceci : « Pendant une année entière, je demandai par mes prières que le lieu des justes et des pécheurs me fût révélé. Et je vis un géant grand jusqu'aux nues, noir, ayant les mains étendues vers le ciel et au-dessous de lui un lac ayant la dimension d'une mer. Et je voyais des âmes s'envolant en haut comme des oiseaux. [17] Et d'une part toutes celles qui s'envolaient au-dessus de ses mains et de sa tête étaient sauvées; d'autre part, toutes celles qui étaient souffletées par ses mains tombaient dans le lac. Alors vint une voix me disant : Ces âmes que tu vois s'envolant en haut sont les âmes des justes qui sont sauvées au paradis; mais les autres sont celles qui sont tirées en dessous en enfer, ayant obéi aux volontés de la chair et au ressentiment.»