XV.
Il serait trop long de rappeler tous ceux que vous avez ensevelis parmi les astres et placés audacieusement parmi les merveilles de notre Dieu. Vos Castor et Pollux, votre Persée, votre Érigone méritaient aussi bien le ciel que votre Jupiter, usé par ses débauches. Mais pourquoi m'étonner de vos choix? N'avez-vous pas transporté dans le ciel jusqu'aux chiens, aux scorpions et aux écrevisses? Je parlerai plus tard de ceux qui dans les oracles. . . . . . N'avez-vous pas assigné aussi des dieux pour présider à la tristesse? . . . . . . Un dieu qui sépare l'âme d'avec le corps, et que vous avez condamné, en ne lui permettant pas de résider dans vos murs. N'avez-vous point encore un dieu Coeculus qui ôte à l'oeil son regard, et une Orbana qui frappe les germes d'impuissance? Vous avez divinisé la mort elle-même.
Pour ne pas trop m'arrêter sur ce point, il n'est pas jusqu'aux cités et aux lieux qui n'aient leurs divinités: vous avez les dieux des champs, la déesse des eaux, la déesse des sept collines. . . . . . Ici réunis. Là divisés. . . . . . Je ne parle pas d'Ascensus, dieu qui vous aide à monter, ni de Lévicola, qui préside aux pentes, ni de Forculus, sous la protection duquel sont les portes, ni de Cardéa, déesse des gonds, ni de Limentinus, auquel est consacré le seuil, ni enfin de tous ceux qu'adorent les portier. J'aurais tort de vous les reprocher, puisque vous avez des dieux pour les cuisines, pour les prisons, pour les lieux de débauche. . . . . pour les latrines. Il n'est pas un acte de la vie pour lequel les Romains aient oublié le ministère d'un dieu.
De plus, tous les dieux que nous venons de signaler étant particuliers aux Romains, et peu connus au dehors, comment peuvent-ils être chargés parmi toutes les nations et dans tout le genre humain, des fonctions que vous leur avez confiées, puisque leurs ministères, loin d'être honorés, n'y sont pas même connus?
On me dira peut-être que plusieurs d'entre eux ont découvert des fruits et des aliments nécessaires à la vie. Mais, je vous le demande, affirmer qu'ils les ont découverts, n'est-ce pas déclarer que les objets de leur découverte existaient avant eux? Pourquoi donc ne reportez-vous pas de préférence vos adorations vers le maître de ces dons, au lieu d'en adorer l'inventeur, qui lui-même a rendu grâces au Dieu dont il éprouva la bonté dans ce moment? Personne à Rome ne connaissait la figue verte, lorsque Caton porta un de ces fruits dans le sénat pour démontrer plus clairement qu'une province, dont il demandait constamment la ruine, était presque aux portes de Rome. Cn. Pompée transporta le premier la cerise du Pont en Italie. . . . . . Cependant, ni Caton ni Pompée ne furent honorés comme des dieux par les Romains en reconnaissance de ce service, quoique la postérité fût plus digne que ses pères de figurer parmi les dieux, puisque l'antiquité est vaincue de toutes parts, et que le progrès du temps amène chaque jour des découvertes nouvelles. . . . . . |536
Mais, quoique les adorateurs des dieux reconnaissent eux-mêmes que ces divinités consacrées par les ancêtres, ne méritent pas ce nom, je dois ici répondre à la présomption de ceux qui prétendent que les Romains sont devenus les maîtres du monde, parce qu'ils se sont montrés religieux envers leurs divinités. Voilà donc les magnifiques récompenses qu'accorda aux Romains un Sterculus. Car, pour les dieux étrangers, il n'est pas croyable qu'ils aient préféré les Romains à leurs compatriotes, ni qu'ils aient abandonné à des peuples ennemis la terre où ils ont reçu le jour, où ils ont passé leur vie, où ils se sont signalés et où reposent leurs cendres. Jupiter, par exemple, a-t-il pu oublier sa grotte du mont Ida, et les agréables parfums de sa nourrice? Junon a-t-elle pu souffrir que Carthage fût renversée par la race d'Enée? A-t-elle mieux aimé régner sur une terre étrangère et s'asseoir au Capitole, elle qui préférait Carthage à Samos?
C'est là qu'étaient son glaive et son char redouté.
Si dans ses longs efforts le Destin la seconde,
Ces orgueilleux remparts régneront sur le monde.
Déesse infortunée! elle n'a pu vaincre les Destins. Et cependant il est certain que jamais les Romains ne leur ont rendu autant d'honneur qu'à Larentina, quoiqu'ils leur aient livré Carthage.
Plusieurs de vos dieux ont régné. Si ce sont eux à présent qui distribuent les royaumes, de qui tenaient-ils les leurs? Jupiter a régné en Crète, Saturne en Italie, Isis en Égypte. . . . . . Si ce sont les dieux qui ont donné la prééminence à Rome, pourquoi Minerve ne défendit-elle pas Athènes contre les efforts de Xerxès? Pourquoi Apollon n'arracha-t-il pas Delphes à la main de Pyrrhus? Quoi! ils ont conservé l'empire romain sans pouvoir défendre le leur? Non, la grandeur de Rome n'est pas le prix de son respect pour ces dieux, puisque ce respect est postérieur à sa grandeur! Car, quoique Numa soit le premier auteur de vos superstitions, néanmoins vous n'aviez de son temps, ni statues, ni temples pour frustrer de ses hommages le Dieu véritable. La religion était frugale, les cérémonies pauvres: on voyait seulement quelques autels en gazon, des vases grossiers, un peu de fumée qui s'en élevait; mais le dieu ne paraissait nulle part. En un mot, les Romains n'étaient pas religieux avant d'être grands; ils ne sont donc pas grands parce qu'ils étaient religieux.
Et d'ailleurs, je le demande, comment seraient-ce le respect des Romains pour les dieux et leurs scrupuleux hommages qui leur auraient valu l'empire, puisque leur empire n'a pu s'accroître que par le mépris des dieux? En effet, les royaumes et les empires, si je ne me trompe, s'établissent par les guerres, s'agrandissent par les victoires. Or, les guerres et les victoires entraînent nécessairement la ruine des cités. Les cités ne peuvent être ruinées sans que les dieux en souffrent. Les murailles et les temples s'écroulent à la fois; le sang des prêtres se mêle à celui de leurs concitoyens; les mêmes mains enlèvent l'or sacré et l'or profane. Ainsi autant de trophées des Romains, autant de sacrilèges; autant de triomphes sur les peuples, autant de triomphes sur les dieux. Leurs simulacres sont encore captifs. Ces dieux, s'ils sentent quelque chose, n'aiment pas les auteurs de ces outrages. Mais non, on outrage impunément de même que l'on adore vainement des dieux qui ne sentent rien. . . . . . Ainsi, l'on ne peut faire honneur à la religion des Romains de leur grandeur, puisqu'ils n'ont pu s'agrandir qu'en outrageant la religion. Chaque nation a possédé l'empire à son tour, les Assyriens, les Mèdes, les Perses, les Égyptiens. J'en pourrais citer d'autres encore. Cependant ceux qui ont perdu l'empire, l'ont perdu malgré leur religion, leur culte et les hommages par lesquels ils cherchaient à se rendre les dieux propices. . . . . . Toutes les dominations sont tombées l'une après l'autre. Ainsi le veulent les révolutions. . . . . . Cherchez qui a réglé ces vicissitudes du temps. C'est le même Dieu qui règne, le même dieu qui distribue les empires et qui entasse les couronnes sur la tête des Romains, à peu près comme l'on rassemble dans un coffre-fort d'immenses sommes d'argent levées sur toutes les nations. Qu'est-ce que Dieu a prononcé sur leur sort? Ceux qui sont auprès le lui le savent.
FIN DU TOME DEUXIEME
