VI.
Il y a mieux. S'il était vrai que Dieu nous eût proposé le martyre à titre d'épreuve, afin que l'homme pût lutter par cette arme contre l'antique ennemi, et triompher de celui auquel il céda jadis une si facile victoire, la libéralité de Dieu n'éclaterait-elle pas en cette conjoncture bien plus que sa rigueur? Arracher l'homme par la foi à l'avidité de Satan, était trop peu pour lui. Il a voulu qu'il pût fouler généreusement aux pieds l'orgueil de Satan, afin que la victime ne fût pas seulement soustraite à l'ennemi, mais qu'elle terrassât le vainqueur. Celui qui nous avait conviés au salut s'est fait un plaisir de nous convier à la gloire: aux joies de la liberté il a joint l'allégresse de la couronne.
Avec quel empressement nos cités célèbrent ses combats et ces joutes solennelles que la superstition, soutenue par le goût du plaisir, inventa autrefois chez les Grecs; l'Afrique elle-même peut l'attester. Toutes les villes troublent encore de leurs applaudissements Carthage, gratifiée naguère des jeux pythiques, dans la vieillesse du stade. Ainsi, l'on a cru de tout temps que, pour enflammer l'émulation, accroître la force du corps, l'étendue de la voix, il convenait de donner aux athlètes la récompense pour but, des spectateurs pour juges, le plaisir pour aiguillon. A ce prix plus de fatigues, plus de blessures! On se laisse battre, supplanter, déchirer, mettre en lambeaux, inonder de sang: en est-il un seul qui songe à reprocher au juge du combat d'exposer des hommes à la violence? En dehors du stade, on demande réparation d'un outrage; ici les coups et les meurtrissures disparaissent sous l'éblouissant prestige des couronnes et des applaudissements, des présents et des distinctions publiques, des images et des statues, de l'espérance de se survivre à soi-même dans le souvenir des hommes, et de la chimérique immortalité que l'on promet à son nom. Avez-vous jamais entendu l'athlète se plaindre de ses blessures? non, sans doute, car il les a voulues. La couronne cache ses plaies; la palme déguise son sang; il est plus enflé de sa victoire que des outrages subis par son corps. Dites-moi: regarderez-vous encore comme insulté ce combattant si joyeux? Mais que dis-je? Le vaincu lui-même reproche-t-il son infortune au président des jeux? Et il serait malséant à Dieu de proposer ses combats et ses jeux? de nous ouvrir cette arène où il nous donne « en spectacle aux hommes, aux anges, » et à toutes les puissances? d'éprouver quelle est la force de l'ame et de la chair? de distribuer à celui-ci la palme, à celui-là des honneurs; à celui-ci le droit de cité, à celui-là des récompenses? d'en réprouver quelques autres, et de rejeter avec ignominie ceux qu'il a châtiés? En vérité, n'allez-vous pas imposer à Dieu et le temps, et la manière et les lieux où il doit juger sa famille, comme si la sagesse et la prévision n'entraient pas aussi dans les attributions d'un juge?
Mais que dire maintenant, si ce n'est pas à titre de combat que Dieu nous a proposé le martyre, mais pour l'avancement de notre foi? Ne fallait-il pas qu'elle eût sous les yeux comme une espérance supérieure où elle pût rassembler ses efforts, suspendre ses vœux, et gravir avec constance, puisque les offices de la terre aspirent eux-mêmes à monter de degré en degré? Ou bien, comment y aurait-il dans « la demeure du père de famille des tabernacles différents, » si on n'admet pas la diversité de mérite? Comment une « étoile différera-t-elle en éclat d'une autre étoile, » si ce n'est par la différence des rayons? Or, si la Foi, elle aussi, devait marcher de sublimité en sublimité, de splendeur en splendeur, il fallait que ses conquêtes fussent le prix laborieux de la fatigue, de la souffrance, de la torture et de la mort elle-même. Examinez d'ailleurs quels sont les dédommagements. En sacrifiant ce qu'il a de plus cher au monde, son corps et son ame, celui-ci ouvrage, celle-là souffle du Créateur, l'homme ne se dépouille que pour placer à un plus gros intérêt, ne dépense que pour retrouver davantage: même prix, même récompense. Dieu avait vu d'avance que parmi les épreuves de la fragilité humaine les assauts du tentateur, les pièges du monde et les séductions de toute nature, la Foi, en sortant du bain régénérateur, courrait encore de grands périls. Que d'infortunés périraient après avoir recouvré le salut! Que de convives profaneraient la robe du banquet nuptial! Que de négligents oublieraient de renouveler l'huile de leur lampe! Enfin que de brebis à poursuivre à travers les vallées, à travers les montagnes, et à rapporter sur ses épaules! Il place auprès de nous, comme seconde espérance et ressource dernière, les luttes du martyre, bain sanglant auquel la sécurité est acquise désormais, et dont le psalmiste chantait ainsi la suprême félicité: « Heureux celui à qui son iniquité a été pardonnée et dont le péché a été couvert! Heureux l'homme auquel Dieu n'a point imputé son crime! » En effet, que reste-t-il à imputer aux martyrs qui ont déposé leur vie elle-même dans ce bain réparateur? Ainsi, « couvrant la multitude des péchés, parce qu'elle aime Dieu de toutes ses forces, » (elle les emploie dans les luttes du martyre) « de toute son ame, » (elle la livre volontairement pour Dieu ) la charité constitue le martyr. Remèdes, conseils, jugements, spectacles, tous cela vous paraît-il encore une cruauté de mon Créateur? Dieu a-t-il soif du sang de l'homme? Oui, répondrai-je avec confiance, si l'homme a soif du règne de Dieu, si l'homme a soif d'un salut qui ne coure plus aucune chance, si l'homme a soif d'une seconde régénération. On ne peut envier à qui que ce soit une indemnité où la mesure de la récompense et du châtiment est la même pour tous?