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Aussi bien, que chacun pense de mon entreprise ce qu’il voudra; pour moi il m’importe d’avoir pris en considération, même ici, cette maxime de l’Apôtre: « Si nous nous jugions nous-mêmes, le Seigneur ne nous jugerait point 1. » D’ailleurs, il est dit : « A parler beaucoup on ne saurait éviter de pécher 2; » et cette parole m’épouvante. Non pas parce que j’ai beaucoup écrit, ou parce que beaucoup de paroles que j’ai prononcées ont été conservées par écrit, bien que je ne les aie pas dictées (loin de moi cependant, de réputer paroles inutiles tout ce qui se dit de nécessaire, quels que soient le nombre et la longueur des discours) : mais ce qui me fait trembler devant cette sentence de 1’Ecriture, c’est que dans le grand nombre de mes dissertations on peut recueillir beaucoup de paroles qui, si elles ne sont pas erronées, peuvent cependant paraître inutiles ou même le sont réellement. Quel est donc le serviteur fidèle du Christ qui ne s’alarme pas quand il l’entend déclarer : « Toute parole oiseuse que l’homme aura prononcée, il en rendra compte au jour du jugement 3? »Ce qui faisait dire à son apôtre saint Jacques:
« Que tout homme soit prompt à écouter, mais lent à parler 4. » Et ailleurs : « N’aspirez pas à devenir plusieurs maîtres, mes frères, sachant que vous vous chargez d’un jugement plus sévère. En effet nous commettons tous beaucoup de fautes. Si quelqu’un ne pèche pas en parole, c’est un homme parfait 5. » Quant à moi, je ne m’arroge point cette perfection, aujourd’hui que je suis un vieillard; encore moiras eussé-je pu y prétendre, quand j’étais un jeune homme et que j’ai commencé à écrire ou à parler en public; d’autant plus que, partout où je me trouvais et où il fallait s’adresser au peuple, il m’était très-rarement permis de me taire et d’écouter les autres, et, par conséquent d’être « prompt à écouter et lent à parler. » Il me reste donc à me juger moi-même en face du Maître unique dont je voudrais éviter le jugement sur mes offenses. Or, j’estime qu’il y a plusieurs maîtres quand plusieurs ont entre eux des sentiments divers et même contraires. Mais quand ils disent tous la même chose et qu’ils disent vrai, ils ne cessent pas d’avoir pour maître unique le seul et vrai Maître. Et s’ils pèchent, ce n’est pas lorsqu’ils parlent beaucoup d’après lui, mais lorsqu’ils y ajoutent du leur. Car alors ils tombent du débordement de la parole dans le débordement de l’erreur.
