43.
Il importe seulement de discerner dans quelle partie des organes réside l'obstacle qui empêche de percevoir les corps. L'obstacle est-il à l'entrée ou pour ainsi dire à la porte des sens, je veux dire dans l'oeil, dans l'oreille et dans tout organe? La perception des corps est suspendue sans doute, mais l'activité de l'âme ne se tourne pas ailleurs avec assez de force pour qu'elle transforme l'image en réalité. L'obstacle est-il dans l'intérieur du cerveau, le centre d'où partent tous les chemins que la sensibilité suit jusqu'au monde extérieur? Les organes que l'âme emploie pour voir ou sentir la réalité, s'assoupissent, se déconcertent ou même se paralysent. Or, l'âme ne perd pas son activité avec les moyens de l'exercer; elle se forme donc des images si ressemblantes des choses, qu'elle ne peut plus distinguer l'apparence de la réalité, ni savoir si elle est en face des corps ou de leurs représentations: en fût-elle capable, ce sentiment est bien plus obscur que la conscience claire avec laquelle on conçoit les images, lorsque l'esprit les produit ou les voit apparaître. C'est là un mode de l'imagination qu'on ne peut guère concevoir que par expérience : de là venait ce songe dans lequel j'avais pleine conscience de me voir, quoique je fusse endormi, sans toutefois pouvoir distinguer l'apparence de la réalité avec autant de précision que nous le faisons, lorsque nous réfléchissons les yeux fermés ou plongés dans l'obscurité. La possibilité de pousser son activité jusqu'aux yeux, fussent-ils fermés, ou la nécessité de prendre une autre direction devant un obstacle que présente le cerveau, point de départ de ses mouvements, établit donc pour l'âme une situation bien différente : dans ce dernier cas elle a beau avoir conscience qu'elle voit des apparences et non des réalités, elle a beau voir que le corps n'a pas d'intelligence et deviner que ces visions viennent de l'esprit et non des organes, elle est (313) fort loin de l'état sain où elle sent clairement la présence de son propre corps. Aussi un aveugle peut-il aisément se convaincre qu'il veille, quand il distingue nettement les images qu'il conçoit de la réalité qu'il ne voit pas.