3.
Mais il y a certains dons que Dieu fait même à ses ennemis, d’autres qu’il ne réserve qu’à ses amis. Quels sont les dons qu’il fait à ses ennemis? Ceux que je viens d’énumérer. Les bons, en effet, ne sont point seuls pour avoir des maisons qui regorgent des biens de la terre, ils ne sont point seuls pour avoir la santé, pour sortir de maladie, pour avoir des enfants, ni seuls pour avoir de l’argent, et tout le reste qui est nécessaire pour cette vie du temps qui doit passer : les méchants possèdent tout cela, souvent même les bons ne l’ont point; mais souvent encore les méchants en éprouvent la disette, et parfois plus que les bons; parfois les bons plus que les méchants. Dieu a donc voulu que ces biens du temps fussent mêlés; s’il ne les donnait qu’aux bons seulement, les méchants croiraient que c’est pour ce motif qu’il faut adorer Dieu; et s’il ne les donnait qu’aux méchants, ceux des bons qui sont faibles craindraient d’en être privés. Notre âme est en effet bien faible, et peu disposée au règne de Dieu, et Dieu qui nous cultive doit la nourrir. Tel arbre en effet qui peut braver les tempêtes, n’est sorti de terre que comme une herbe chétive. Ce vigneron divin sait donc bien tailler et émonder les arbres robustes j ainsi que donner des tuteurs à ceux qui sont nouvellement nés. Aussi, mes bien-aimés, comme je vous le disais tout à l’heure, si les biens n’étaient l’apanage que des bons seulement, tous se convertiraient à Dieu afin de les posséder; et s’ils n’étaient l’apanage que des méchants, les faibles craindraient que leur conversion ne les privât de ce qui serait aux méchants seuls. Dieu les a donc donnés saris distinction aux bons et aux méchants. Au contraire, que les bons seuls soient privés de ces biens, et les faibles craindront alors de se convertir au Seigneur; et s’il n’y a que les méchants pour en être privés, on ne verrait de peine que dans le châtiment des méchants. Donc, si Dieu les accorde aux bons, c’est pour les consoler dans leur pèlerinage; s’il les accorde aux méchants, c’est pour avertir les bons de désirer d’autres biens qui ne leur seraient pas communs avec les méchants. Il les enlève ensuite aux bons quand il lui plaît, afin qu’ils sondent leurs forces; et qu’ils sachent, eux qui l’ignoraient jusque-là, s’ils peuvent dire : «Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté : ainsi qu’il a plu au Seigneur, il a été fait; que le nom du Seigneur soit béni1». Voilà une âme qui bénit le Seigneur, qui a produit des fruits, fertilisée qu’elle était par la rosée des bénédictions : « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté ». Il a soustrait les dons, mais non le donateur. Toute âme simple et bénie, qui ne s’attache pas aux choses de la terre, qui ne se traîne point avec des ailes embarrassées par la glu, mais dont les deux ailes reflètent l’éclat des vertus dans la double émeraude de la charité, s’élève en liberté dans les airs; elle se voit enlever ce qu’elle foulait, sans s’y reposer aucunement, et dit avec sécurité : « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté : ainsi qu’il a plu au Seigneur, il a été fait; que le nom du Seigneur soit béni ». Il a donné, il a ôté: celui qui a donné subsiste, et il ôte ce qu’il a donné que son nom soit béni. C’est donc pour cela que ces biens sont parfois étés aux bons. Mais qu’un homme faible ne vienne point nous dire : Quand pourrai-je avoir toute la force du saint homme Job? Tu admires la force de l’arbre, parce que tu es nouvellement né; et ce grand arbre, dont tu admires la force, ne fut qu’un roseau, sans celui qui te couvre de ses branches et de son ombre. Craindrais-tu que ces biens ne te soient enlevés, parce que tu es bon? Remarque alors qu’ils sont enlevés aussi bien aux méchants. Pourquoi donc retarder ta conversion? Ce que tu crains de perdre en devenant bon, tu le perdras peut-être en demeurant mauvais. Si tu les perds étant vertueux, tu as pour consolateur celui qui te les a ôtés; ta cassette sera sans or, mais ton coeur plein de foi:
pauvre au dehors, tu seras riche à l’intérieur; tu porteras avec toi des richesses que nul ne pourra t’enlever, dusses-tu échapper nu au naufrage. Si donc, dans ton impiété, tu es exposé à quelque perte, pourquoi celte perte ne te rendrait-elle pas bon, puisque tu vois aussi bien des méchants essuyer des perles? Mais leur désastre alors est bien plus grand; il n’y a rien dans la maison, et moins encore dans la conscience. Qu’un impie vienne à perdre ces biens, il ne possède plus rien à l’extérieur, et n’a rien non plus pour se reposer intérieurement. Il fuit les lieux témoins de son désastre, et où jadis il étalait orgueilleusement ses richesses aux yeux des hom mes; il n’ose plus affronter les regards des autres, il ne peut rentrer en lui-même, où il ne trouve rien. Loin d’imiter la fourmi, il ne s’est amassé aucun grain pendant l’été2. Qu’ai-je dit pendant l’été? Quand la vie était calme pour lui, quand ce siècle était pour lui souriant de prospérité, quand il avait des loisirs, quand chacun vantait son bonheur, c’était alors l’été pour lui. Il eût imité la fourmi, s’il eût entendu la parole de Dieu, s’il eût amassé du grain, s’il fût rentré en lui-même. Mais était venue l’épreuve de la tribulation, et survenu l’engourdissement de l’hiver, la tempête de la crainte, le froid du chagrin, ou quelque dommage, quelque danger pour la vie, la perte des siens, quelque déshonneur, quelque humiliation; voilà l’hiver. La fourmi se retire alors vers les approvisionnements qu’elle a faits pendant l’été; là, dans son intérieur le plus secret, où nul ne la voit, elle jouit du fruit de son travail d’été. Quand, aux beaux jours, elle faisait ses provisions, chacun la voyait; nul ne la voit quand elle s’en nourrit en hiver. Qu’est-ce que cela, mes Frères? Voyez la fourmi de Dieu : chaque jour, à son lever, elle court à l’église de Dieu, elle prie, elle entend des lectures, chante des hymnes, réfléchit à ce qu’elle a entendu, rentre en elle-même et fait une secrète provision des grains qu’elle amasse dans l’aire. Voilà ce que font ceux qui ont la sagesse d’écouter ce que nous disons ici; chacun les voit venir à l’église, sortir de l’église, écouter le sermon, écouter la lecture, chercher un livre, l’ouvrir, le lire : tout cela se fait visiblement. C’est la fourmi qui voyage, qui porte, qui fait des provisions, sous les yeux de ceux qui la regardent. Un jour viendra l’hiver, et pour qui n vient-il pas? Arrive un accident, la pauvreté, Les autres plaignent cet homme dans sou malheur, et ne connaissent point les provisions de cette fourmi. Malheur, disent-ils, à celui-ci qui a fait cette perte, à celui-là qui en a fait une autre, quel est son courage, pensez-vous? Quel est son accablement? Chacun mesure d’après soi-même, compatit selon ses forces, et se trompe en cela même, qu’il veut appliquer à celui qu’il ne connaît poini sa propre mesure. Tu vois un homme qui fuji une perte, ou qui subit une humiliation, ou réduit à l’indigence: que crois-tu alors? Qu’il a commis quelque crime, pour être ainsi accablé. Que telle soit la pensée, le sentiment de nies ennemis. Ne sais-tu donc pas, ô homme, que tu es ton propre ennemi, quand aux jours d’été tu n’amasses point ce qu’il a amassé? Maintenant c’est la fourmi qui se nourrit intérieurement de ses labeurs de l’été; tu pouvais la voir amasser, tu ne la vois pas se rassasier. Autant qu’il a plu à Dieu de nous suggérer ces réflexions, de soutenir notre faiblesse et noire humilité, nous vous expliquions, selon notre pouvoir, pourquoi Dieu dorme indistinctement ses biens aux bons et aux méchants, et les enlève aux méchants comme aux bons. Vous les donne-t-il, n’en soyez point orgueilleux; vous les enlève-t-il, n’en soyez pas accablé. Tu crains qu’il ne les retire; il peut les enlever au bon comme au méchant: il est donc préférable que tu sois bon, pour perdre ce qui est de Dieu; car alors Dieu te reste. Quant à ce méchant, je lui dirai pour l’exhorter : Tu essuieras quelque perte (qui est exempt de la mort de ses proches?) un malheur viendra fondre sur toi, une calamité imprévue, le monde est plein, les exemples abondent : je t’avertis pendant l’été, il ne manque pas de grains à ramasser; vois la fourmi, ô paresseux’, amasse en été, puisque tu le peux : l’hiver ne te permettra pas d’amasser, mais seulement de manger tes provisions. Combien en est-il dont la tribulation est telle qu’ils ne peuvent ni lire, ni écouter, ni peut-être aborder ceux qui les consoleraient? La fourmi est demeurée dans ses galeries; qu’elle examine si elle a fait pendant l’été une provision qui la garantisse contre l’hiver.