5.
« Je suis fixé dans le limon de l’abîme, et il n’y a nulle substance». On peut encore entendre par substance, ce qui nous fait ce que nous sommes. Mais cette interprétation devient plus difficile à saisir, quoique les choses soient d’un fréquent usage; toutefois, comme l’expression est inusitée, il faut la remarquer et l’expliquer tant soit peu ; avec de l’attention cette explication ne nous fatiguera point. On dit un homme, on dit le bétail, on dit le ciel, le soleil, la lune, la pierre, la mer, l’air; tous ces objets sont des substances, par cela même qu’ils existent. Les natures s’appellent aussi des substances, Dieu est une certaine substance; car ce qui n’est pas substance, n’est absolument rien. Etre quelque chose, c’est donc être une substance. De là vient que dans la foi catholique, on nous prémunit contre les raisons des hérétiques, en nous faisant dire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont d’une seule substance. Qu’est-ce à dire d’une seule substance? Par exemple, si le Père est de l’or, le Fils est de l’or, le Saint-Esprit est de l’or. Tout ce qu’est le Père comme Dieu, le Fils l’est aussi, le Saint-Esprit l’est aussi, Mais être Père, ce n’est pas son être absolu, car Dieu n’est point appelé Père par rapport à lui-même, mais par rapport à son Fils; en lui-même, il s’appelle Dieu. Aussi dès lors qu’il est Dieu, par là même il est substance. Et parce que le Fils est de même substance que lui, assurément le Fils est Dieu aussi. Mais comme être Père n’est point le propre de sa substance, et qu’il n’est ainsi appelé qu’à cause du Fils, nous ne disons pas que le Fils est Père, comme nous disons que le Fils est Dieu. Si tu demandes ce qu’est le Père, on te répond : Il est Dieu. Tu demandes ce qu’est le Fils; on répond : Il est Dieu. Tu demandes ce que c’est que le Père et le Fils; on répond encore: Dieu. Si l’on t’interroge sur le Père seul, réponds qu’il est Dieu; sur le Fils seul, réponds aussi qu’il est Dieu; sur l’un et l’autre, réponds non qu’ils sont des Dieux, mais un Dieu. Il n’en est pas ainsi des hommes. Tu demandes ce qu’est Abraham, notre père, on te répond: Un homme; on exprime sa substance. Tu demandes ce qu’est Isaac son fils, on répond: Un homme; Isaac et Abraham sont de la même substance. Tu demandes ce que c’est qu’Abraham et Isaac, on ne répond plus un homme, mais des hommes. Il n’en est pas ainsi dans la divinité. La substance y est tellement une, qu’elle admet l’égalité, mais non la pluralité. Si donc l’on te fait cette objection : Puisque, selon toi, le Fils est tout ce qu’est le Père, assurément le Fils est Père aussi, tu répondras : J’ai dit que substantiellement, le Fils est tout ce qu’est le Père, mais non en ce qui est dit dans un autre sens. En lui-même il est appelé Dieu; par rapport à son Père, il est appelé Fils. De même, le Père est appelé Dieu en lui-même, et Père par rapport à son Fils. Celui qui est appelé Père par rapport au Fils n’est pas Fils, et celui qui est appelé Fils par rapport au Père, n’est pas Père; mais celui qui est Père, considéré en lui-même, ou le Père; et celui qui est Fils, considéré en lui-même, on le Fils, voilà Dieu. Que signifie donc: « Il n’y a point de substance? » Si nous entendons ainsi la substance, comment comprendre ce qu’a voulu dire le Psalmiste : « J’ai été fixé dans le limon de l’abîme, et il n’y a pas de substance? » Dieu a fait l’homme, et l’a fait substance1; et que n’est-il demeuré tel que Dieu l’avait fait? Si l’homme était demeuré ce que Dieu l’avait fait, celui que Dieu a engendré n’eût pas été cloué comme homme. Mais comme l’iniquitéa fait déchoir l’homme de la substance dans laquelle Dieu l’avait créé2 (car l’iniquité n’est pas une nature créée par Dieu mais l’iniquité est cette perversité que l’homme a faite); voilà que le Fils de Dieu est descendu dans le limon de l’abîme, et y a été cloué; et comme il était retenu dans leurs iniquités, il n’était point cloué à une substance. « J’ai été fixé dans le limon de l’abîme, et il n’y a point de substance. Tout a été fait par lui, et rien n’a été créé sans lui3 ». Toutes les natures sont ses oeuvres; l’iniquité n’a pas été faite par lui, parce que l’iniquité n’est point une oeuvre. Les substances qui le bénissent ont été faites par lui. Or, toutes les substances qui le bénissent sont mentionnées par les trois enfants dans la fournaise; en sorte que l’hymne des bénédictions passe des choses terrestres aux choses célestes, ou des choses célestes aux choses terrestres pour arriver à Dieu4. Non que toutes ces créatures aient l’intelligence pour louer Dieu; mais parce que les réflexions que toutes nous inspirent enfantent la louange, et que la contemplation de ces créatures fait jaillir de notre âme une hymne au Créateur, Tout bénit donc Dieu, oui, tout ce qu’a fait Dieu. Mais dans cette hymne, pourriez-vous remarquer la voix de l’avarice? Le serpent lui-même y bénit Dieu , mais non l’avarice. Toutes les bêtes qui rampent sont appelées à louer Dieu; oui, toutes les bêtes rampantes sont nommées, mais aucun vice n’y est nommé. Car le vice vient de nous, de notre volonté; et le vice n’est point une substance. C’est dans les vices que le Seigneur a été embarrassé quand il a souffert la persécution; dans les vices des Juifs, et non dans la substance de l’homme, qui a été faite par lui. « J’ai été fixé », dit-il, « dans le limon de l’abîme, et il n’y a nulle substance ». J’ai été fixé, et n’ai point retrouvé ce que j’avais fait.