9.
« Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde ». Voilà ce que nous avons chanté, et déjà nous avons dit : « Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde, et donnez-nous votre salut1 » : « Votre salut », ou votre Christ. Bienheureux celui à qui Dieu a montré sa miséricorde. Car il ne peut plus s’enorgueillir, celui qui a vu la miséricorde du Seigneur. Lui montrer en effet cette miséricorde, c’était lui persuader que tout le bien qui est en l’homme, n’y est que par celui qui est tout notre bien. Or, quand l’homme comprend que tout le bien qui est en lui, vient de Dieu, et non de lui-même, il voit facilement que tout ce qu’il a de louable, vient de la divine miséricorde, et non de son propre mérite. A cette vue, il est loin de s’enorgueillir : sans orgueil, il ne s’élève point; sans élévation, il ne tombe point; s’il ne tombe point, il se tient debout; en se tenant debout, il s’attache à Dieu; s’attachant à Dieu, il demeure en lui; et demeurant en Dieu, il en jouit, il tressaille dans le Seigneur son Dieu. Celui qui l’a créé devient ses délices; et ces délices, nul ne peut les corrompre, les troubler, les lui ôter. Quelle puissance pourrait le menacer de les lui ôter? Quel voisin jaloux, quel voleur, quel homme rusé pourrait t’enlever ton Dieu? Ce que tu as d’extérieur, on peut te l’enlever totalement; mais ce que tu as dans le coeur, nul ne peut te l’enlever. Telle est cette miséricorde, que Dieu veuille bien nous la montrer. « Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde, et donnez-nous votre salut ». Donnez-nous votre Christ, c’est en lui qu’est votre miséricorde. Disons-lui, nous aussi: Donnez-nous votre Christ. Il nous l’a déjà donné, il est vrai ; disons-lui néanmoins : Donnez-nous votre Christ, puisque nous lui disons : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien2 ». Et quel est notre pain, sinon celui qui a dit : « Je suis le pain vivant descendu du ciel3 ? » Disons-lui donc: Donnez-nous votre Christ. Déjà il nous l’a donné, mais dans soin humanité; or, celui qu’il nous a donné comme homme, il nous le donnera comme Dieu. Aux hommes il a donné un homme, car il le leur a donné à la manière dont ils pouvaient le recevoir, et nul homme ne pouvait recevoir un Christ en sa gloire divine. Il s’est donc fait homme pour les hommes, tout en réservant aux dieux sa divinité. Ma parole n’est-elle point trop hardie ? Elle serait hardie, en effet, si lui-même n’avait dit : « Je l’ai dit: Vous êtes des dieux, vous êtes tous les enfants du Très-Haut4». C’est pour cette adoption que nous sommes renouvelés, c’est pour devenir les enfants de Dieu. Nous le sommes déjà, mais par la foi : nous le sommes en effet, mais en espérance et non en réalité. Car l’Apôtre nous l’a dit: « Nous sommes sauvés par l’espérance; et l’espérance qui verrait ne serait plus l’espérance. Comment espérer ce que l’on voit déjà ? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par la patience5 ». Qu’est-ce que « nous attendons par la patience », sinon de voir ce que nous croyons? Maintenant nous croyons ce que nous ne voyons pas : mais en demeurant fermes dans ce que nous croyons sans le voir, nous mériterons de voir ce que nous croyons. Aussi que nous dit saint Jean dans son épître? « Mes bien-aimés, nous sommes les fils de Dieu, et ce que nous devons être un jour n’apparaît pas encore6 ». Quel homme ne bondirait de joie, s’il se trouvait dans une terre étrangère, sans connaître sa parenté, en proie à l’indigence, à la misère, à la fatigue, et qu’on vint tout à coup lui dire : Tu es le fils de tel sénateur ; ton père est puissamment riche, et jouit en paix de ses biens, je viens te conduire près de ton père? quelle ne serait point sa joie, si ce langage n’était point trompeur? Voilà que l’Apôtre du Christ, qui ne peut nous tromper, vient vous dire : Pourquoi ce désespoir en vous? Pourquoi cette affliction, ce chagrin qui vous accable? Pourquoi suivre ainsi vos convoitises, et voulez-vous souffrir la disette parmi ces faux plaisirs ? Vous avez un père, vous avez une patrie ; vous avez un patrimoine. Quel est ce père ? « Mes bien-aimés, nous sommes enfants de Dieu ». Pourquoi ne voyons-nous pas encore notre Père? «Ce que nous devons être un jour n’apparaît pas encore ». Nous le sommes dès à présent, mais en espérance : car « ce que nous devons être n’est pas visible ». Que serons-nous? « Nous savons », poursuit l’Apôtre, « que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, puisque nous le verrons tel qu’il est». Mais c’est du Père qu’il parle ainsi: n’a-t-il donc rien dit du Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ? Serons-nous heureux en voyant le Père, sans voir le Fils? Ecoute le Christ lui-même : « Quiconque me voit, voit mon Père7 ». Voir un seul Dieu, c’est voir la Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Et pour comprendre plus expressément encore que la vue du Fils constituera notre bonheur, et qu’il n’y a nulle différence entre voir le Père et voir le Fils : écoute cette parole du Fils dans l’Evangile: « Celui qui m’aime garde mes commandements, et moi je l’aimerai, et je me montrerai à lui8 ». Il parlait à ses disciples, et néanmoins il disait: « Je me montrerai à lui9». Pourquoi? N’était-ce point lui-même qui parlait? Mais c’était la chair qui voyait la chair, et le coeur ne voyait point la divinité. Or, la chair a vu la chair, afin que le coeur fût purifié par la foi et pût voir Dieu. Car il est dit de Dieu qu’ « il purifie nos coeurs par la foi10». Et le Seigneur a dit : « Bienheureux les coeurs purs, parce qu’ils verront Dieu11 ». Il a donc promis de se montrer à nous. Or, considérez, mes frères, quelle est sa beauté. Toutes ces beautés qui vous plaisent et qui flattent votre vue, c’est lui qui les a créées. Si telle est la splendeur de ses oeuvres, lui-même que sera-t-il? Si telle est leur magnificence, quelle sera sa grandeur? Donc tout ce que nous aimons ici-bas, doit nous porter à le désirer, à mépriser toutes ces créatures, pour n’aimer que lui, et par cet amour purifier nos coeurs dans la foi, afin qu’à son apparition il trouve en nous un coeur pur. Cette splendeur qui nous apparaîtra doit nous trouver guéris; telle est aujourd’hui l’oeuvre de la foi. Aussi disons-nous ici-bas: « Donnez-nous votre salut » ; donnez-nous votre Christ; puissions-nous connaître ce Christ et le voir, non point comme l’ont vu les Juifs qui l’ont crucifié, mais comme le voient les anges dont il fait la joie.