19.
Comment le Seigneur, de deux volontés qui étaient en lui, a-t-il suivi celle qui s’était formée dans l’homme qu’il portait en lui? Il a voulu montrer en son corps ou dans son Eglise ceux qui, dans l’avenir, voudront d’abord agir selon leur volonté, puis embrasseront la volonté de Dieu; car il prévoyait qu’il y aurait des faibles parmi les siens, et il voulait qu’ils fussent personnifiés en lui-même. C’est pour cela qu’une sueur de sang couvrit son corps1, parce que dans son Eglise, qui est son corps, le sang des martyrs devait couler de toutes parts. Le sang couvrit donc tout son corps : ainsi le sang des martyrs a coulé dans tout le corps de l’Eglise. Mais pour personnifier en lui-même ou dans son corps ceux qui sont faibles, il dit en leur nom et par pitié pour eux : « Mon Père, s’il est possible, éloignez de moi ce calice ». Il montre ainsi la volonté de l’homme, et s’il persévérait dans cette volonté, il ne nous montrerait plus un coeur droit. Mais s’il t’a pris en pitié, il t’a aussi guéri en lui. Suis-le donc, lorsqu’il dit ensuite : « Toutefois, non pas ma volonté, mais la vôtre, ô mon Père2». Quand la volonté humaine vient te suggérer: Oh ! si le Seigneur donnait la mort à cet ennemi, qui ne m’opprimerait plus? Oh! si je pouvais moins souffrir de sa part! Si tu persistes dans cette volonté, si tu y goûtes quelque plaisir, bien que tu saches que Dieu le défend, ton coeur est corrompu, tu n’as point cette justice qui doit devenir un jugement; car «tous ceux qui ont cette justice ont le coeur droit». Et quels sont « les coeurs droits? » Ceux qui disent avec Job : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté: comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait; que son nom soit béni3 ». C’est là un coeur droit. De même quand il est couvert de plaies, que dit-il à son épouse, que le démon lui avait laissée et n’avait pas mise à mort, afin de s’en faire une aide, et non une consolatrice de son mari? Satan se souvenait que c’était par Eve qu’Adam avait été trompé4, et il pensait que cette nouvelle Eve lui devenait un instrument nécessaire. Mais Adam vainqueur sur son fumier, fut bien supérieur à Adam vaincu dans le paradis. Que répondit Job à cette femme? Vois un coeur tout prêt, un coeur droit, N’endurait-il pas alors une persécution, et une persécution bien cruelle? Les chrétiens en souffrent aussi ; et quand les hommes se lassent de sévir, le diable sévit à son tour, Et si les empereurs sont devenus chrétiens, le diable est-il aussi devenu chrétien, lui? Voyez, mes frères, ce qu’est un coeur droit. Sa femme s’approche et lui dit: « Parle contre Dieu, et meurs ». Elle énumère les maux qu’il endure ou qu’elle endure elle-même, puis elle ajoute : « Parle contre Dieu et meurs ». Mais Job reconnut Eve, et voulant retourner au point d’où il était tombé, le coeur fixé en Dieu, comme un astre dans le firmament du ciel, demeurant du coeur dans le livre de Dieu: « Tu as parlé», lui répond-il, « comme une femme insensée; si nous avons reçu les biens de la main de Dieu, pourquoi n’en pas recevoir aussi les maux5? » Son coeur était fixé en Dieu, et dès lors jutait droit. Fixe donc ton coeur en Dieu, afin qu’il ait toujours la droiture. Mais il se glisse parfois une certaine volonté humaine, et je ne sais quelle mollesse charnelle s’empare de ton esprit; alors garde-toi de désespérer. C’est toi, et non lui-même, que le Seigneur figurait autrefois dans sa faiblesse : car il ne craignait point de mourir, lui qui devait ressusciter le troisième jour. Quand même il n’eût souffert que comme un homme, et non comme un Dieu qui venait souffrir, comment eût-il craint de mourir, sachant qu’il ressusciterait le troisième jour, tandis que saint Paul n’avait pas cette crainte, lui qui ne devait ressusciter qu’à la fin des siècles? « Car ce je me sens pressé de deux côtés », nous dit l’Apôtre; « j’ai d’une part un ardent désir d’être dégagé des liens du corps, et d’être avec Jésus-Christ, ce qui est de beaucoup le meilleur; mais de l’autre il est plus avantageux pour vous que je reste en cette vie6». La vie lui était donc à charge, et un double désir partageait son âme; mourir pour être avec le Christ lui paraissait préférable de beaucoup. Aussi, quels tressaillements, quand vint le temps de souffrir ! quelle sainte joie! « J’ai combattu un bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi; il ne me reste plus qu’à recevoir la couronne de justice, que le Seigneur en ce grand jour m’accordera comme un juste juge7». L’un tressaille parce qu’il sera couronné, et celui qui doit le couronner est triste ! L’Apôtre est dans la joie, et Notre-Seigneur dit : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi8» Il a pris nos tristesses comme il pris notre chair. Ne croyez point que le Seigneur n’ait tuas été triste; ce n’est point là ce que nous disons, et si nous parlions de la sorte en présence de cette affirmation de l’Evangile : « Mon âme est triste jusqu’à la mort9», on pourrait dire aussi que Jésus ne dormit point, quand l’Evangile assure qu’il dormit10; qu’il ne mangea point, quand l’Evangile affirme qu’il mangea11 : un ver de corruption se glisserait dans la foi, et n’y laisserait rien de sain ; on pourrait dire encore qu’il n’avait pas un corps véritable, ni une chair véritable. Tout ce qui est écrit de lui, unes frères, s’est fait réellement, tout est vrai. II fut donc triste? Oui, triste en réalité, mais d’une tristesse qui fut volontaire, comme il avait pris volontairement notre chair; et comme il avait pris volontairement une chair réelle,il prit volontairement une tristesse réelle. Il voulut montrer en lui-même cette tristesse, afin que, s’il venait à s’insinuer dans notre âme quelque faiblesse humaine, qui opposât notre volonté à la volonté de Dieu, nous pussions voir que nous sommes en dehors de la règle, rattacher notre coeur à cette règle, et redresser en Dieu ce même coeur qui perdait de sa droiture en l’homme. C’est donc ta faiblesse que Jésus montrait en lui, quand il disait : «Mon âme est triste jusqu’à la mort ». C’est en elle qu’il dit aussi : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ». Néanmoins, fais aussitôt ce qu’il fit ensuite, afin de t’instruire : « Toutefois, non pas ma volonté, mais la vôtre, ô mon Père12 ». Si vous agissez de la sorte, vous aurez la justice; et avoir la justice, c’est avoir le coeur droit; et si le coeur est droit, cette justice qui souffre maintenant sera changée en jugement, et quand le Seigneur viendra juger, tu ne craindras aucun châtiment, mais tu te réjouiras de porter la couronne. Tu verras alors à quoi sera venue aboutir la patience de Dieu, ou à châtier les autres, ou à te couronner. Maintenant tu ne vois pas, il est vrai; mais crois ce que tu ne vois pas encore, afin de ne point rougir quand tu verras. « Jusqu’à ce que la justice devienne un jugement, et tous ceux qui ont cette justice ont le coeur droit».