5.
Quand est-ce que nous jubilons? Quand nous chantons ce qui est inexprimable. Nous dons les yeux sur la terre, les mers, les cieux, et tout ce qu’ils renferment. Nous voyons que toutes les créatures ont leurs principes et leurs raisons, une force reproductive, un ordre de naissance, une manière de subsister, un dépérissement et une disparition, nous les voyons suivre sans aucune perturbation le cours des siècles, les astres couler en quelque sorte d’Orient en Occident, marquer la suite des années, la longueur des mois, l’étendue des heures; et dans tout cela, je ne sais quoi d’invisible, que l’on appelle âme ou esprit, qui est dans tous les êtres animés, qui cherche le bonheur et redoute la gêne, afin de conserver sa vitalité; des traits dans l’homme qui lui sont communs avec les anges de Dieu, et non avec les animaux, comme la vie, l’ouïe, la vue et le reste. Ainsi il connaît Dieu, ce qui est le propre de l’esprit, qui discerne le bien du mal, comme l’oeil discerne le blanc du noir. Que l’âme, en considérant toutes ces créatures que nous avons pu nommer et parcourir, se demande: Qui a fait tout cela? Qui a créé toutes ces choses? Qui t’a créée toi-même parmi elles? Que sont toutes ces choses que tu considères? Qu’es tu toi-même qui les considères? Qui a fait, et ces créatures à considérer, et l’âme qui les considère? Quel est ce Créateur? Nomme-le : et pour le nommer, réfléchis. Ta pensée peut voir ce que ta parole ne saurait peut-être dire, mais jamais tu ne pourras dire ce que tu n’auras pu penser. Pense donc à ce Créateur avant de le nommer, et pour penser à lui, il faut s’en approcher. Quand tu veux bien voir, afin de pouvoir parler, tu t’approches pour mieux regarder, afin de n’être point trompé par l’éloignement. Mais de même que les yeux dis corps perçoivent tous ces objets, de même c’est l’esprit qui voit Dieu, c’est le coeur qui le considère et le contemple. Et quel doit être le coeur pour contempler Dieu? « Bienheureux », est-il dit, « ceux dont le coeur est pur, parce qu’ils verront Dieu1». J’entends, je crois, je comprends, comme je puis, que c’est le coeur qui voit Dieu, et que Dieu ne se découvre qu’aux coeurs purs : mais j’entends un autre passage de l’Ecriture : « Qui se glorifiera d’avoir un coeur chaste? Ou qui se glorifiera d’être exempt de toute faute2? » J’ai considéré, autant que je l’ai pu, toutes les créatures; j’ai vu, dans le ciel et sur la terre, celles qui ont un corps, et une créature spirituelle en moi qui parle, qui fait agir mes membres, entendre ma voix, mouvoir ma langue, qui prononce des paroles, qui en discerne le sens. Mais quand est-ce que je me comprends en moi-même? et d’où pourrais-je comprendre ce qui est au-dessus de moi? Et toutefois l’Ecriture promet à l’homme qu’il verra Dieu, et lui indique la manière de purifier son coeur ; voici son conseil : Prépare-toi, de manière à voir Dieu que tu aimes, avant de le voir. Quand on parle de Dieu et de son saint nom, qui ne se réjouit d’entendre, sinon l’impie séparé de Dieu, rejeté au loin? « Ceux qui s’éloignent de vous périront », dit le Prophète ; et il ajoute: « Vous avez perdu ceux qui sont adultères loin de vous ». Mais à nous qu’arrivera-t-il? Car ceux-là sont loin de vous, et dès lors dans les ténèbres, et leurs yeux sont tellement obscurcis par les ténèbres, que non-seulement ils ne désirent point la lumière, mais qu’ils en ont horreur; pour nous, qui ne sommes point éloignés, que nous est-il promis? « Approchez de lui et soyez dans la lumière3 ». Mais pour approcher de lui et en recevoir la lumière, il faut que les ténèbres te déplaisent; condamne ce que tu es, afin de mériter d’être ce que tu n’es pas. Tu es injuste et tu dois être juste; tu n’arriveras jamais à la justice, si l’iniquité a de l’attrait pour toi. Brise-la dans ton coeur, et purifie-toi; chasse-la de ton coeur où veut habiter Celui que tu veux voir. Voilà donc l’âme qui s’approche de Dieu, l’homme intérieur restauré à l’image de Dieu, parce qu’il avait été créé à l’image de Dieu, et qui en était d’autant plus éloigné, qu’il lui était devenu plus dissemblable.4 Car ce n’est point par la distance des lieux qu’on s’approche de Dieu ou qu’on s’en éloigne. Tu es loin de lui, quand tu es dissemblable à lui; tu es près de lui, si tu es à son image. Vois comment le Seigneur veut que nous approchions de Dieu, puisqu’il commence par nous rendre semblables à lui, afin que cette ressemblance nous rapproche. « Soyez », dit-il, « comme votre Père qui est dans les cieux, qui fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes comme sur les injustes5». Apprends à aimer un ennemi, si tu veux éviter un ennemi. A mesure que la charité grandit en toi, qu’elle te reforme, et ravive en toi l’image de Dieu, elle s’étend à tes ennemis, afin que tu deviennes semblable à Celui qui fait luire son soleil, non-seulement sur les bons, mais aussi sur les méchants; et pleuvoir, non-seulement sur les justes, mais sur les justes et suries injustes. Plus la ressemblance est vive, et plus tu avances dans la charité, plus aussi tu commences à goûter Dieu. Et quel est celui que tu goûtes? Celui qui vient à toi, ou Celui à qui tu reviens? Car ce n’est point lui qui s’est éloigné de toi; s’il est loin de toi, c’est que tu t’éloignes de lui. Tout est également présent et aux aveugles, et à ceux qui voient; qu’un aveugle et qu’un voyant soient dans un même lieu, ils sont environnés des mêmes images: pour l’un ces images sont présentes, mais absentes pour l’autre : ainsi donc, voilà deux hommes en un même lieu, l’un est présent, l’autre absent; non que les objets se rapprochent de l’un, s’éloignent de l’autre, mais cela tient à la différence des yeux. On dit de l’un qu’il est aveugle, parce qu’il est inutilement en présence des objets qu’il ne voit pas, puisqu’en lui est éteint l’organe qui nous met en rapport avec la lumière, qui donne une forme à tout; et même on peut dire qu’il est plus absent que présent: partout en effet où il n’a pas un sens, on dit avec raison qu’il est absent; car l’absence n’est qu’un défaut de sens. C’est ainsi que l’on dit que Dieu est en tout lieu, tout entier partout. Sa sagesse atteint d’une extrémité à l’autre avec force, et dispose toutes choses avec douceur6. Or, ce qu’est Dieu le Père, son Verbe, sa Sagesse l’est aussi, lui qui est Dieu de Dieu, et lumière de lumière. Que veux-tu donc voir? Ce que tu veux voir n’est pas loin de toi. L’Apôtre nous dit en effet qu’il est placé non loin de chacun de nous, puisque « nous avons en lui la vie, le mouvement et l’être7 ». Quelle misère donc d’être loin de celui qui est partout!