12.
Ce qui trompe les hommes, ce qui les détourne d’une profession sainte, ou les y engage témérairement, c’est que dans leurs louanges, quand ils veulent en donner, ils n’expriment point les inconvénients de certain genre de vie, et que dans leurs blâmes, ils font entrer la jalousie et le venin, au point de fermer les yeux sur ce qu’il y a de bien, et de se borner à exagérer le mal réel ou supposé qu’on y trouve. Il arrive de là que ces professions mal exposées, ou exposées sans précaution, attirent par ces applaudissements des hommes qui s’étonnent d’y rencontrer ensuite ceux qu’ils étaient loin d’y soupçonner: offusqués alors d’y trouver des méchants, ils se séparent même des bons. Mes frères, que cette leçon vous serve à régler votre vie, écoutez pour vivre pieusement. Pour, parler en général, c’est l’Eglise qu’on loue: les chrétiens, dit-on, sont de grands hommes, il n’y a qu’eux de grands. Vive l’Eglise catholique; tous ses membres s’aiment, se font tout le bien qu’ils peuvent; dans toute la terre, ils s’adonnent à la prière, au jeûne, à la louange de Dieu, et s’unissent dans un concert de paix pour louer le Seigneur. Un homme qui entend ce langage, qui ne sait pas ce qu’on ne lui dit point, que les méchants y sont mêlés aux bons, vient à l’Eglise attiré par ces louanges; il y trouve des méchants dont la présence ne lui était pas signalée, et l’aversion que lui inspirent ces faix chrétiens, l’éloigne même des chrétiens véritables. Des hommes haineux, au contraire, des hommes envenimés se répandent en injures: Quelles gens que ces chrétiens ! Que sont-ils? des avares, des usuriers. Ne les voit-on pas aussi dans les jours de fêtes et de spectacles, remplir les théâtres et les amphithéâtres, puis aller dans leurs églises aux jours de fêtes? Ils sont ivrognes, gourmands, envieux, se déchirent mutuellement. Il y en a de semblables, il est vrai, mais ils ne sont pas les seuls. Ce censeur est aveugle et ne dit rien des bons, et ce panégyriste est imprévoyant et ne dit rien des méchants. Si l’on veut chanter maintenant l’Eglise de Dieu comme la chantent les saintes Ecritures, voici comme il faut dire: « Ma bien-aimée est au milieu des filles,comme le lis au milieu des épines1». Un homme nous entend, il considère, le lis lui plaît, il entre, il s’attache au lis, et tolère les épines : il mérite ainsi l’éloge et fixe les regards de l’époux, qui dit: « Ma bien-aimée est au milieu des filles, comme le lis est au milieu des épines ». Ainsi en est-il des clercs. Leurs panégyristes considèrent parmi eux les ministres excellents, les fidèles dispensateurs, ceux qui supportent tout le monde, qui donneraient jusqu’à leurs entrailles pour ceux dont ils souhaitent les progrès, qui ne cherchent pas leurs propres intérêts, mais ceux de Jésus-Christ2. Voilà ce qu’on loue, et l’on oublie que les méchants y sont mélangés. De même ceux qui blâment l’avarice des clercs, la rapacité des clercs, les procès des clercs, les représentent comme avides du bien d’autrui, comme des ivrognes, des gourmands. C’est là blâmer avec jalousie, c’est louer étourdiment. Toi qui loues, dis qu’il y a là des méchants; et toi qui blâmes, regarde les bons. Ainsi en est-il de cette vie commune que des frères mènent dans les monastères. Ce sont là des hommes admirables, des hommes saints, qui sont chaque jour dans les hymnes, dans la prière, dans la louange de Dieu, qui en vivent et qui s’occupent de saintes lectures; le travail des mains pourvoit à leur subsistance ; ils vivent sans avarice, ne demandent rien, et tout ce qu’ils reçoivent de là piété de leurs frères, ils en usent avec charité, et selon leur besoin; nul ne s’arroge une chose qu’un autre n’ait pas; ils s’aiment tous, et se supportent mutuellement. Mais tu as loué cette vie, tu l’as louée ; et celui qui n’en connaît point l’intérieur, qui ne sait point que le vent pénètre parfois dans le port, et que les vaisseaux s’entrechoquent, entre dans ces maisons, espérant y trouver le calme, et n’avoir plus personne à supporter; il y trouve de faux frères, dont on ne pouvait connaître la méchanceté, qu’après les avoir admis: (il faut d’abord les tolérer dans l’espoir qu’ils se corrigeront; il est difficile de les exclure sans les avoir quelque peu supportés). Cet homme alors devient à son tour d’une impatience insupportable. Qui m’appelait ici, s’écrie-t-il? Je croyais ici rencontrer la charité. Irrité alors par ce qu’il y a d’agaçant chez quelques hommes, et n’ayant point le courage d’accomplir son dessein, il abandonne son projet de sainteté, et apostasie ses voeux. Mais au sortir de là, il blâme, il maudit à son tour, il ne dit que les choses qu’il n’a pu supporter, et qui sont souvent vraies ; mais il faut supporter les défauts des méchants, si l’on veut jouir de la société des bons. « Malheur à ceux qui ne savent rien supporter », dit l’Ecriture. Ce qui est pire encore, cet homme, dans son indignation, répand pour ainsi dire l’odeur infecte de ces lieux, et en détourne ceux qui voudraient entrer, parce qu’il n’a pu y demeurer après y être lui-même entré. Qu’est. ce que ces gens? des jaloux, des querelleurs, qui ne peuvent souffrir personne. Celui-ci y a fait tel crime, celui-là tel autre crime. Au méchant, pourquoi ne rien dire des bons? Tu blâmes ceux que tu n’as pu supporter, sans rien dire de ceux qui ont supporté tes défauts. 3