10.
Voilà donc pourquoi dans le psaume qui nous occupe, quand le Prophète a dit qu’ « il rassasie de bonheur tous nos désirs», l’âme semble lui répondre Rien de mortel, rien de périssable ne saurait me rassasier que Dieu me donne quelque chose d’éternel, quelque chose qui dure toujours; qu’il m’accorde sa sagesse, qu’il me donne son Verbe qui est Dieu en Dieu ; qu’il se donne à moi, lui, Dieu le Père, et Dieu le Fils, et Dieu le Saint-Esprit. Je suis un mendiant couché àsa porte, mais celui que j’invoque n’est pas endormi ; qu’il me donne trois pains. Vous vous souvenez de l’Evangile, tel est l’avantage de connaître les saintes lettres ; on est plus touché à la lecture que l’on entend. Vous vous souvenez en effet d’un homme qui vint chez son ami lui demander trois pains. Et cet ami, dit l’Evangéliste, lui répondait en dormant : « Voilà que je repose, et mes enfants dorment avec moi ». Mais l’autre continue à frapper, et obtient pur son importunité ce qui n’eût pas été accordé à son mérite1. Quant à Dieu, il veut nous donner, mais il ne donne qu’à celui qui demande, afin de n’éprouver aucun refus. Il n’a pas besoin d’être éveillé par l’importunité. Prier en effet, ce n’est point l’importuner comme s’il dormait : « Car il ne dormira point, il ne sommeillera point, celui qui garde Israël2 ». Le Christ a dormi une fois, afin que son épouse fût tirée de son flanc3. Il dormit sur la croix, nous le savons ; et cette mort lui a fait dire : « J’ai dormi, j’ai pris mon sommeil4. Mais celui qui dort ne s’éveillera-t-il donc point5? » Aussi le psaume dit-il aussitôt : « Et je me suis éveillé, parce que le Seigneur m’a pris sous sa garde ». Que dit maintenant l’Apôtre? « Le Christ ressuscitant d’entre les morts ne meurt plus, la mort n’aura plus d’empire sur lui6 ». Ce n’est donc point le Christ qui dort, c’est à toi de craindre que ta foi ne s’endorme. Que l’âme donc, prise du désir d’avoir à satiété un bien sublime, un bien ineffable, qui stimule nos transports, et pour lequel ou tressaille bien mieux qu’on ne l’exprime; que l’âme qui aspire à ce bien, qui le sent déjà en partie, mais qui se trouve arrêtée par la pesanteur du corps, qui ne saurait s’en rassasier en cette vie, réponde enfin et s’écrie : Pourquoi me dire que mes désirs seront au comble du bonheur? Je connais le bien que je dois désirer, je sais ce qui doit me suffire, et Philippe me l’apprend: « Seigneur», dit-il, « montrez-nous le Père, et cela nous suffit ». Il ne voulait que le Père seul, et le Seigneur lui montra les trois pains qu’il devait désirer ; celui qui est un de ces pains lui dit: « Voilà si longtemps que je suis avec vous, et vous ne connaissez pas mon Père? Philippe, quiconque me voit, voit aussi mon Père». Il promet encore le Saint-Esprit: «Que mon Père », leur dit-il, « vous enverra en mon nom » ; et ailleurs : « Que je vous enverrai au nom de mon Père7 », promettant un don égal à lui-même. Je sais donc ce que je désire, dira cette âme ; mais quand serai-je ainsi comblée? Je pense aujourd’hui à la Trinité, j’y pense en quelque manière ; c’est à peine si j’ose en comprendre quelque chose comme en énigme, comme dans un miroir, et encore en partie ; mais quand serai-je rassasiée ? « Votre jeunesse sera renouvelée comme celle de l’aigle8 ». Aujourd’hui tu n’es point rassasié, parce que ton âme n’est point encore capable de cette nourriture solide et ineffable ; c’est le bec de l’aigle fermé par la vieillesse qui le rend incapable. Mais on t’offre la pierre, afin que ta vieillesse y soit brisée, que ta jeunesse se renouvelle coin-me celle de l’aigle, et que dès lors tu puisses manger ton pain, ce pain qui a dit: «Je suis le pain de vie, descendu du ciel9. Ta jeunesse sera renouvelée comme celle de l’aigle » : alors tu seras comblé de biens.