10.
« Tu mangeras les travaux de tes fruits ». O vous, ô toi, ô vous tous qui n’êtes qu’un seul, tu mangeras les travaux de tes « fruits ». Les ignorants sont tentés ici d’accuser le Prophète, qui aurait dû dire, selon eux: « Tu mangeras le fruit de tes travaux ». Beaucoup en effet mangent le fruit de leurs travaux. Qu’ils travaillent à la vigne, ils ne m:ngent point leur travail, mais ils mangent ce que leur travail produit. Qu’ils travaillent à des arbres fruitiers, qui mange leurs travaux? Mais le fruit que ces arbres ont produit, voilà ce qui réjouit le vigneron. Que signifie donc: « Vous mangerez les travaux de vos fruits? » C’est maintenant le temps du travail, celui des fruits ne vient qu’après. Mais c’est que le travail n’est pas sans joie à cause de l’espérance dont nous avons dit tout à l’heure : « Pleins de joie dans l’espérance, patients dans la tribulation1 » ; et que maintenant ce travail nous console et nous réjouit par l’espérance. Que sera-ce que manger le fruit de ce travail? C’étaient leurs travaux que mangeaient « ceux qui marchaient en pleurant et en répandant sur la terre leurs semences2 ». Avec combien plus de joie mangeront le fruit de leurs travaux « ceux qui viendront en portant leurs gerbes avec allégresse? » Et pour mieux voir que l’on mange ce travail, mes frères, vous avez entendu qu’à ces hommes du psaume précédent qui voulaient, dans leur orgueil, se lever avant la lumière ou avant le Christ, mais non passer par cette humilité qui le fit ressusciter, il a été dit : « Levez-vous après vous être assis3 » ; c’est-à-dire , abaissez-vous d’abord, et ensuite vous vous élèverez, puisque celui qui est venu pour s’humilier a été élevé à cause de vous. Et que dit notre psaume? « Vous qui mangez le pain de la douleur ». Ce pain de douleur est le travail de vos fruits. Si l’on ne le mangeait, on ne l’appellerait pas du nom de pain; et toutefois si ce pain n’avait quelque saveur, nul ne le mangerait. Avec quelle douceur pleure et gémit celui qui prie ! Les larmes de la prière sont plus délicieuses que les joies du théâtre. Ecoute jusqu’où va l’ardeur du désir avec lequel on mange ce pain dont il est dit : « Vous qui mangez un pain de douleur »cet amour, dont nous entendons souvent la voix dans les psaumes, nous dit ailleurs « Mes larmes sont devenues pour moi un pain, le jour et la nuit ». Pourquoi ses larmes sont-elles un pain pour lui ? C’est qu’on me dit chaque jour : « Où est ton Dieu?4 » Avant que nous puissions voir celui qui nous a aimés, qui nous a donné des gages de son amour, et à qui nous avons été fiancés, les païens nous disent avec ironie : Où est le Dieu des chrétiens? Qu’ils nous montrent ce Dieu qu’ils adorent. Nous leur montrons nos divinités; qu’ils nous montrent leur Dieu. Quand un païen te parle ainsi, tu n’as rien à lui montrer, parce qu’il ne peut rien voir. Tu te replies sur toi-même et tu pleures devant Dieu; tu soupires vers lui, avant de le voir, et tu gémis dans tes désirs; et comiule ce désir t’arrache des larmes, tés larmes te sont douces, elles sont ta nourriture, parce qu’elles sont devenues ton pain le jour et la nuit, quand chaque jour on te dit : « Où est ton Dieu? » Mais ton Dieu viendra, ce Dieu dont il est dit: Où est-il? et il essuiera tes larmes, et au lieu de ce pain des larmes, il sera lui-même ton pain, et il te rassasiera éternellement, parce que nous aurons avec nous ce Verbe de Dieu qui est le pain des anges. Nous n’avons donc ici-bas que les travaux de nos fruits, nous aurons ensuite le fruit de nos travaux. « Tu mangeras les travaux de tes fruits; tu es heureux et tu seras comblé de biens ». Tu es heureux, voilà pour le présent; tu seras comblé de biens, c’est l’avenir. Tu es heureux en mangeant les travaux de tes fruits, mais tu seras comblé de biens, quand tu mangeras les fruits de tes travaux; Que veut dire le Prophète ? Car si tu es comblé de biens, tu seras heureux assurément; etsi tues heureux, tu seras comblé de biens. Mais il y a une différence entre l’espérance et la réalité; si l’espérance est si douce, combien plus douce encore sera la réalité!