15.
« Le grand parleur ne marchera point droit sur la terre1». Le grand parleur aime le mensonge. Quel est en effet son plaisir, sinon de parler? Peu lui importe ce qu’il dise, pourvu qu’il parle. Or, un tel homme ne saurait toujours marcher droit. Mais, comment doit être un serviteur de Dieu enflammé de ces charbons, et devenu lui-même un charbon salutaire ? Il doit se plaire à écouter plus qu’à parler, comme il est écrit : « Que tout homme soit prompt à écouter, lent à parler2 ». Il doit même désirer, s’il est possible, de n’être point obligé de parler, de répondre, d’enseigner. Car je le dis à votre charité, mes frères, si nous vous parlons maintenant, c’est pour vous instruire. Combien vaudrait-il mieux que nous fussions tous instruits, que nul n’ait rien à enseigner à l’autre; qu’il n’y eût ni l’homme qui parle ni l’homme qui écoute, mais que tous fussent occupés à écouter celui-là seul à qui il est dit : « Vous me ferez entendre une parole de joie et d’allégresse3 ». Aussi Jean ne se réjouissait-il ni de ce qu’il prêchait, ni de ce qu’il parlait, mais de ce qu’il écoutait. « L’ami de l’Epoux, dit-il en effet, se tient debout et l’écoute, et s’il tressaille à cette voix de l’Epoux4 ». Je dirai en un mot, mes frères, à votre charité comment chacun doit s’éprouver sur ce point : il ne s’agit pas de ne jamais parler, mais de le faire quand le devoir l’exige; que l’on ait dans le coeur l’amour du silence, et que l’on soit prêt à instruire au besoin. Or, quand faut-il instruire? Quand on rencontre un ignorant, un homme sans instruction. Qu’un homme se plaise à instruire, il sera toujours bien aise de rencontrer un ignorant; mais avoir la charité, vouloir l’instruction pour tous, ce n’est plus désirer qu’il y ait des ignorants à instruire; alors exercer la science, ou faire preuve de science, ne sera plus une oeuvre volontaire, mais une oeuvre de nécessité. Que ta joie soit d’écouter Dieu; que la nécessité seule t’engage à parler; et tu ne seras point le grand parleur que l’on ne saurait diriger. Pourquoi vouloir parler, sans vouloir écouter? Toujours être dehors, sans jamais rentrer en toi-même? Celui qui t’instruit est dans ton coeur; mais, pour toi, instruire c’est sortir de toi-même pour parler à ceux qui sont au dehors. Or, c’est à l’intérieur que nous écoutons la vérité, et nous parlons à ceux qui sont au dehors de notre coeur. Dire en effet que nous avons dans le coeur ceux à qui nous pensons, c’est dire que nous en avons une certaine image intérieure. Car s’ils étaient au dedans de nous, ils sauraient ce qui est dans notre coeur, et ils n’auraient aucun besoin de notre parole. Mais si tu aimes l’action du dehors, crains aussi l’orgueil du dehors, crains de ne pouvoir entrer par la porte étroite, de peur que Dieu ne puisse te dire : « Entre dans la joie de ton maître5 »; et comme tu as aimé ce qui était au dehors, crains au contraire qu’il ne te dise : « Liez-lui les mains et les pieds, et jetez-le dans les ténèbres extérieures6 » ; parole qui nous apprend que c’est un mal d’être jeté à l’extérieur, un grand bien de rentrer à l’intérieur. Que dit-il en effet au bon serviteur? « Entre dans la joie de ton maître ». Et au méchant serviteur? « Jetez-le dans les ténèbres extérieures ». N’aimons donc point ce qui est au dehors, mais ce qui est à l’intérieur. Mettons notre joie dans l’intérieur; quant à l’extérieur, subissons-le, mais dégageons-en notre volonté. « Le grand parleur ne marchera pas droit sur la terre».