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Mais, quoi ! dira-t-on, ces sages-femmes et Rahab eussent-elles mieux fait d'être sans pitié et de ne pas mentir ? Oui. Bien plus, si ces sages-femmes juives eussent été ce que le supposerait notre question : Est-il permis de mentir quelquefois ? elles n'eussent rien dit de faux, et en même temps elles eussent rejeté avec une généreuse liberté la dégoûtante commission de tuer des enfants. Mais, diras-tu, elles seraient mortes elles-mêmes? Soit; mais vois les conséquences. Elles seraient mortes, mais elles auraient reçu, dans le séjour céleste, une récompense incomparablement plus grande que les maisons qu'elles ont pu élever; en souffrant la mort pour la plus innocente vérité, elles seraient mortes pour jouir de la félicité éternelle. Mais la femme de Jéricho ? Le pouvait-elle aussi ? Si elle n'eût trompé ses concitoyens par un mensonge et détourné leurs recherches, n'eût-elle pas, en disant la vérité, trahi ses hôtes qu'elle cachait? Pouvait-elle répondre à ceux qui la questionnaient: Je sais où ils sont, mais je crains Dieu, et je ne veux pas les trahir ? — Oui sans doute, si elle eût déjà été une véritable israélite en qui il n'y eût pas eu d'artifice1 ; comme elle devait plus tard le devenir en passant dans la cité de Dieu par l'effet de la divine miséricorde. — Mais, répliques-tu, sur une pareille réponse on l'eût mise à mort, on eût fouillé sa maison. — Aurait-on, pour cela, nécessairement trouvé ceux qu'elle avait si soigneusement cachés? Car cette femme très-prudente avait tout prévu, et elle les avait placés en un endroit où ils auraient pu n'être pas découverts , quand même on n'aurait pas ajouté foi à son mensonge. Quant à elle, si ses concitoyens l'eussent tuée pour son oeuvre de miséricorde,elle eût terminé, par une mort précieuse devant Dieu2, une vie qui devait nécessairement finir, et le service qu'elle aurait rendu n'eût pas été perdu. — Mais, poursuis-tu, si ceux qui cherchaient fussent parvenus, en fouillant tout, à l'endroit où elle avait caché ses hôtes ? - On pourrait dire avec autant de raison : Et si on n'avait pas voulu croire à une femme déshonorée, dégradée, non-seulement disant un mensonge, mais proférant un parjure ? Ce qu'elle redoutait et écartait par un mensonge serait également arrivé.
Que faisons-nous d'ailleurs de la volonté et de la puissance de Dieu? ne pouvait-il pas préserver de tout mal et cette femme qui se fût gardée de mentir à ses concitoyens et de livrer des hommes de Dieu, et ces envoyés qui lui appartenaient ? Car celui qui les protégea après le mensonge de la femme, aurait pu les protéger sans qu'elle eût menti. A moins que nous n'oublions ce qui s'est passé à Sodome, où des hommes brûlés du désir d'exercer sur d'autres hommes un honteux attentat, ne purent pas même trouver la porte de la maison où étaient ceux qu'ils cherchaient, alors qu'un juste, dans un cas absolument semblable, ne voulait pas prononcer un mensonge en faveur de ses hôtes qu'il ne savait pas être des anges et pour qui il redoutait un outrage pire que la mort. A coup sûr il pouvait répondre comme la femme de Jéricho, à ceux qui le questionnaient. Mais cet homme juste ne voulut point souiller son âme par un mensonge; pour épargner les corps de ses hôtes, il aima mieux que les corps de ses filles fussent victimes d'une passion étrangère3.
Ainsi donc que l'homme fasse tout ce qu'il peut pour le bien temporel de son prochain; mais quand il en est à ce point précis où il ne le peut sans pécher, s'il ne voit aucun autre moyen légitime pour atteindre son but, qu'il se considère comme à bout de ressources. Par conséquent Rahab de Jéricho, pour avoir donné l'hospitalité à des étrangers, à des hommes de Dieu, pour avoir couru des dangers à cette occasion, pour avoir cru à leur Dieu, pour les avoir cachés du mieux qu'elle a pu, pour leur avoir fidèlement indiqué le chemin qu'ils devaient prendre pour s'en retourner ; pour toutes ces raisons, dis-je , Rahab mérite d'être louée et offerte en exemple même aux citoyens de la Jérusalem d'en haut. Mais son mensonge, bien que renfermant un sens prophétique, ne saurait être proposé à l'imitation, quoique Dieu ait, d'une part, dignement honoré le bien qu'elle a fait et, de l'autre, pardonné avec bonté la faute qu'elle a commise.