CHAPITRE XVII. CE QUE C'EST QUE LA PRIÈRE CHEZ LE MANICHÉEN.
Mais quelles oraisons simples et pures pouvez-vous offrir à Dieu comme hommages et comme sacrifices, quand vous avez, de la nature même et de la substance divine, des idées si indignes, si honteuses, que non-seulement vos sacrifices ne sauraient rendre propice le vrai Dieu, mais que votre dieu même est immolé dans les sacrifices des païens? Car vous le dites enchaîné de liens qui le déshonorent et qui le souillent, non-seulement dans les arbres, dans les plantes ou dans les membres humains, mais aussi dans les chairs des animaux. Et votre âme elle-même, à quel dieu adressera-t-elle ses louanges, quand elle se proclame une partie de ce dieu, captive et enchaînée chez le peuple des ténèbres ? Fait-elle autre chose que de blâmer ce dieu qui n'a pu (elle l'atteste elle-même) se défendre contre ses ennemis qu'en livrant ses parties à une si grande corruption, à une si honteuse captivité? Les prières que vous lui adresseriez ne pourraient donc être que des sentiments de rancune, et non des actes de religion. Car quel mal lui aviez-vous fait pour encourir un tel châtiment et être réduits à lui adresser vos plaintes, vous qui ne l'avez pas abandonné volontairement et par le péché, mais qu'il a lui-même livrés à ses ennemis pour procurer la paix à son royaume, et livrés, non pas comme des otages que l'on doit conserver honorablement? Il n'est pas non plus comme un berger qui tend des piéges pour prendre une bête sauvage: car c'est une pièce de son bétail, et non ses membres, qu'il emploie pour amorce, et encore de façon à ce que la bête soit prise avant que l'amorce soit entamée. Mais vous, membres de votre dieu, vous êtes abandonnés aux ennemis; vous ne pouvez garantir votre dieu de leur férocité, sans vous souiller de leur immondice, et cela, sans faute personnelle, mais par l'effet du poison ennemi qui vous mine. Ce qui fait que vous ne pouvez dire dans vos prières : « Seigneur, pour la gloire de votre nom, délivrez-nous; pour votre nom, pardonnez-nous nos péchés[^1] » ; mais que vous lui dites : Tâchez de nous délivrer, car c'est pour vous procurer la faculté de pleurer en paix dans votre royaume que nous sommes oppressés, déchirés, souillés. Or, c'est là une accusation, et non une prière. Vous ne pouvez pas dire non plus ce que le Maître de la vérité nous a appris à dire : « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons nous-mêmes à ceux qui nous doivent[^2] ». Car quels sont vos débiteurs, ceux qui ont eu des torts à votre égard? Si c'est le peuple des ténèbres, lui remettez-vous ses dettes, à lui qui est extirpé à fond et que vous tenez enfermé dans une prison éternelle? Et quelles dettes votre dieu peut-il vous remettre, puisqu'il est plutôt votre débiteur, pour vous avoir envoyés où vous êtes, que vous n'êtes les siens, pour avoir obéi à ses ordres? Ou s'il n'est pas coupable, parce qu'il a été forcé d'agir, vous êtes encore bien moins libres qu'il ne l'était avant que vous livrassiez combat, puisque vous avez été vaincus dans ce combat et que vous êtes couchés à terre. Car vous subissez le mélange du mal, et il ne le subissait pas, lui, alors même qu'il était déjà forcé d'agir, par exemple, de vous envoyer où vous êtes. Ainsi donc, ou il est votre débiteur et c'est à vous à lui remettre sa dette; ou il ne l'est pas, et vous l'êtes encore bien moins envers lui. Que sont donc vos sacrifices, vos oraisons simples et pures, sinon des mensonges et d'impurs blasphèmes ?
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Ps. LXXVIII, 9.
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Matt. VI, 12.