CHAPITRE XXI. CULTE DES MARTYRS DIFFÉRENT DU CULTE DE LATRIE QUI N'EST DU QU'A DIEU. LE SACRIFICE EUCHARISTIQUE, MÉMORIAL DE CELUI DE LA CROIX.
Pour ce qui est de l'accusation calomnieuse de Fauste, qui prétend que le culte que nous rendons aux martyrs n'est qu'une idolâtrie retournée, je n'y attache d'intérêt que pour montrer qu'entraîné par le besoin de calomnier, Fauste lui-même a essayé de sortir du cercle des folies de Manès, et que, par je ne sais quelle maladresse, il est tombé dans l'opinion vulgaire et poétique des païens, tout en voulant paraître à une immense distance d'eux. En effet, après avoir dit que nous avons changé les idoles en martyrs, il ajoute : « Vous leur offrez les mêmes hommages, vous apaisez les ombres des morts avec du vin et des aliments ». Quoi ! y a-t-il des ombres de morts? Nous n'avons jamais rien entendu de cela dans vos discours, rien lu de cela dans vos livres: bien plus, vous dites ordinairement tout le contraire, en affirmant que les âmes des morts, coupables ou trop peu purifiées, subissent des métamorphoses, ou d'autres peines plus graves; que celles des bons sont embarquées, voguent dans le ciel et passent de là dans le séjour imaginaire de la terre de lumière, pour laquelle elles ont combattu et trouvé la mort; par conséquent, qu'aucune âme n'est retenue autour du tombeau où son corps a été enseveli. D'où viennent donc ces ombres de morts? Quelle est leur substance? où est leur séjour? Mais Fauste, dominé par la passion de l'injure, a oublié la doctrine qu'il professait; ou peut-être a-t-il écrit ce mot ombre en dormant ou en rêvant, et a-t-il relu sa page sans être éveillé. Le peuple chrétien célèbre avec une religieuse solennité la mémoire des martyrs, pour exciter les fidèles à les imiter, pour s'associer à leurs mérites et s'aider de leurs, prières, de manière cependant à n'élever d'autels qu'au:Dieu même des martyrs, et non à aucun martyr, bien que ce soit en leur mémoire. Car quel est le pontife qui, célébrant le sacrifice à l'autel, dans les lieux où reposent les corps saints, a jamais dit: Nous l'offrons à vous, Pierre, ou Paul, ou Cyprien ? Non, ce qui est offert, est offert au Dieu qui a couronné les martyrs, près des autels de ceux qu'il a couronnés, afin que les lieux mêmes enflamment la piété, excitent à aimer et ceux que nous pouvons imiter et celui qui nous aide à le pouvoir. Nous honorons donc les martyrs d'un culte d'amour et ; de fraternité, semblable aux sentiments que nous éprouvons en cette vie pour les saints, pour les hommes de Dieu, que nous savons prêts à supporter de tels tourments pour la vérité évangélique. Et notre culte est d'autant plus fervent que ceux qui en sont l'objet sont plus en sécurité, après tant de combats suivis de la victoire, et nous en faisons l'éloge avec plus de confiance, depuis qu'ils jouissent du triomphe dans une vie plus heureuse, que s'ils combattaient encore dans cette vie mortelle. Quant au culte que les Grecs appellent latreia et qui ne peut s'exprimer en latin par un seul mot, comme il consiste en un hommage qui appartient en propre à la divinité, nous ne le rendons, et nous enseignons qu'on ne peut le rendre qu'à Dieu seul. Et comme l'oblation du sacrifice fait partie de ce culte, ce qui fait qu'on appelle idolâtrie le sacrifice fait aux idoles, nous n'offrons rien, nous défendons d'offrir rien de ce genre à un martyr, à une âme sainte, ou à un ange ; et quiconque tombe dans cette erreur, est repris et ramené à la saine doctrine, pour qu'il se corrige ou se tienne en garde. D'ailleurs les saints eux-mêmes, soit hommes, soit anges, refusent de tels hommages qu'ils savent n'être dus qu'à Dieu. On l'a vu par l'exemple de Paul et de Barnabé, au moment où les Lycaoniens, frappés des prodiges qu'ils opéraient, voulaient leur sacrifier comme à des dieux; ils déchirèrent leurs vêtements, protestèrent et prouvèrent qu'ils n'étaient point des dieux, et défendirent qu'on les traitât comme tels[^1]. On l'a vu aussi pour les anges : car nous lisons dans l’Apocalypse que l'un d'entre eux défendit qu'on l'adorât, et dit à celui qui voulait le faire: « Je suis serviteur comme vous et comme vos frères[^2] ». Or, il est connu que les esprits orgueilleux, le démon et ses, anges exigent ces hommages, comme cela se voit par tous les temples et tous les sacrifices des Gentils. Et même certains hommes, aveuglés par l'orgueil, imitent leur exemple, comme l'histoire nous le raconte de quelques rois de Babylone. Ce fut ce qui attira au saint homme Daniel des accusations et des persécutions, parce que, nonobstant l'édit du roi qui défendait d'invoquer d'autre dieu que lui, on le surprit à adorer et à prier son Dieu, c'est-à-dire le seul vrai Dieu[^3]. Quant à ceux qui s'enivrent aux tombeaux des martyrs, comment pourrions-nous les approuver, puisque la saine doctrine condamne même ceux qui s'enivrent chez eux ? Mais autre chose est ce que nous enseignons, autre chose ce que nous tolérons; autre chose est ce que nous avons mission de commander, autre chose ce que nous avons ordre de corriger et que nous sommes forcés de supporter en attendant. Autre chose est la discipline chrétienne, autre chose la débauche des hommes adonnés au vin ou l'erreur des infirmes. Et encore y a-t-il une grande distance entre la faute des ivrognes et celle des sacrilèges. Car il est infiniment moins coupable de revenir ivre des tombeaux des martyrs, que de sacrifier, même à jeun, aux martyrs. J'ai dit : Sacrifier aux martyrs, et non Sacrifier à Dieu sur les tombeaux des martyrs : ce que nous faisons très-souvent, mais selon le rite que Dieu lui-même a prescrit pour le sacrifice par la révélation du Nouveau Testament: rite qui fait partie du culte appelé latrie et qu'on ne doit qu'à Dieu seul. Mais que faire ? Et comment faire sentir à ces hérétiques si aveugles, la force de ces paroles du Psalmiste: « Le sacrifice de louange est le culte qui m'honore; c'est par là que je lui manifesterai mon salut[^4] ». La chair et le sang, matière de ce sacrifice, étaient figurés prophétiquement par des victimes, avant l'arrivée du Christ; dans sa Passion ils furent réellement immolés ; depuis l'Ascension du Sauveur, on célèbre le sacrifice en mémoire de lui ; par conséquent, il y a autant de différence entre les sacrifices des païens et ceux des Hébreux, qu'il y en a entre une imitation erronée, et un symbole prophétique. De même donc qu'il ne faut pas mépriser ni avoir en horreur la virginité des religieuses, parce que les Vestales étaient vierges ; ainsi il ne faut pas blâmer les sacrifices de nos pères, parce que les Gentils ont aussi leurs sacrifices. En effet, comme il y a une grande distance entre ces deux espèces de virginité, bien que cette distance ne soit autre que celle même qui sépare les êtres à qui elles étaient consacrées ; ainsi en est-il des sacrifices des païens et des Hébreux, qui diffèrent essentiellement par la nature même de ceux à qui on les offrait : à savoir, d'un côté, à l'orgueil impie des démons qui s'arrogeaient les honneurs divins, puisque le sacrifice n'est dû qu'à Dieu ; et, de l'autre, au seul vrai Dieu, à qui on offrait des sacrifices, emblèmes du véritable sacrifice qui devait lui être offert en réalité par l'immolation du corps et du sang du Christ.
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Act. XIV, 7-17.
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Apoc. XIX, 10, XXII, 8, 9.
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Dan. VI.
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Ps. XLIX, 23.