CHAPITRE X.
L’IMAGINATION AJOUTE AUX OBJETS QU’ELLE N’A PAS VUS CE QU’ELLE A VU DANS D’AUTRES.
- Or, si nous ne nous rappelons que ce que nous avons senti, et si nous ne pensons qu’à ce que nous nous rappelons, pourquoi imaginons-nous ordinairement des choses fausses, quand nous n’avons que des souvenirs vrais des choses que nous avons senties, si ce n’est parce que la volonté qui ici unit et sépare — ainsi que j’ai mis tous mes soins à le démontrer — dirige à son gré le regard de la pensée qui doit se former, vers les replis de la mémoire, l’entraîne à se figurer des choses dont on ne se souvient pas d’après celles dont on se souvient, à prendre ici un trait, là un autre, pour tout réunir en une seule vision qu’on appellera fausse, ou parce qu’elle n’est pas dans la nature des choses extérieures et sensibles, ou parce qu’elle n’est pas fidèlement produite de la mémoire, puisqu’on ne se souvient pas d’avoir rien connu de tel? Par exemple, qui a jamais vu un cygne noir? Personne donc ne s’en souvient et pourtant chacun peut s’en figurer un. Il est facile, en effet, de revêtir la forme de cygne que nous connaissons, de la couleur noire que nous avons vue dans d’autres corps; et comme ici forme et couleur ont été l’objet de nos sensations, l’une et l’autre sont aussi l’objet de nos souvenirs. Ainsi encore, je n’ai pas souvenir d’un oiseau à quatre pieds, parce que je n’en ai point vu; mais je me figure aisément cet être fantastique, en (493) ajoutant à quelque forme d’oiseau à moi connue, deux autres pieds semblables à ceux que je lui ai vus (Retract., Liv., II, ch. XV. ).
Voilà pourquoi, quand nous réunissons ainsi par la pensée des objets que nous n’avons vus que séparés, il ne semble pas que nous agissions d’après nos souvenirs; et cependant nous n’agissons que sous l’influence de la mémoire , à qui nous empruntons les choses multiples et variées que nous arrangeons à notre gré. Il n’est pas jusqu’aux dimensions que nous n’avons jamais vues dans les corps, qui n’exigent aussi le secours de la mémoire; si nous voulons les porter au plus haut degré, nous pouvons donner à quel corps il nous plaira autant d’étendue que notre regard peut en embrasser dans l’univers. La raison va même plus loin, encore; mais l’imagination ne peut la suivre. Ainsi par exemple bien que la raison affirme que les nombres sont indéfinis, aucune vue de la pensée ne saurait matériellement se l’imaginer. La même raison nous dit encore que les corps les plus minimes sont divisibles à l’infini; néanmoins quand nous avons atteint la limite des objets les plus tenus et les plus minces que nous nous souvenions d’avoir vus, notre imagination ne saurait aller plus loin et décomposer davantage, quoique la raison poursuive son travail et divise toujours. Par conséquent toute image matérielle est nécessairement un souvenir, ou formée d’après nos souvenirs.