CHAPITRE XXVII.
POURQUOI ON NE DIT PAS QUE L’ESPRIT EST ENGENDRÉ ET POURQUOI L’ON DIT DU PÈRE SEUL QU’IL N’EST PAS ENGENDRÉ ? CE QUE DOIVENT FAIRE CEUX QUI NE COMPRENNENT PAS CES MYSTÈRES.
Mais, comme dans cette coéternelle, égale, incorporelle, merveilleusement immuable et indivisible Trinité, il est très-difficile de distinguer la génération de la procession, que ceux dont l’intelligence ne saurait s’élever plus haut, se contentent de ce que nous avons dit un jour dans un sermon adressé au peuple chrétien et que nous avons écrit ensuite. Après avoir, entre autres choses, cité des témoignages des saintes Ecritures pour prouver que le Saint-Esprit procède des deux, je disais: « Si donc le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, pourquoi le Fils a-t-il dit: Il procède du Père (Jean, XV, 26 )? Pourquoi, pensez-vous, sinon à raison de l’habitude qu’il a de rapporter tout ce qui lui appartient à ce lui de qui il est? C’est ainsi qu’il a dit : Ma doctrine n’est pas de moi, mais de celui qui (570) m’a envoyé (Jean, VII, 16 ). Si donc on entend ici qu’il s’agit de sa doctrine, bien qu’il dise qu’elle n’est pas de lui, mais de son Père; à combien plus forte raison doit-on comprendre que le Saint-Esprit procède aussi de lui, alors qu’il dit: Il procède du Père, sans dire : Il ne procède pas de moi ? Or, celui de qui il tient d’être Dieu — car il est Dieu de Dieu — c’est aussi celui de qui il tient que le Saint-Esprit procède de lui: par conséquent le Saint-Esprit tient du Père lui-même de procéder du Fils comme il procède du Père. C’est ainsi qu’on peut comprendre d’une manière quelconque — autant que peuvent comprendre des êtres tels que nous — pourquoi on ne dit pas que le Saint-Esprit est engendré, mais bien qu’il procède; parce que si on l’appelait Fils, il serait Fils des deux, ce qui serait une énorme absurdité. Car pour être fils des deux, il faut avoir un père et une mère, et loin de nous la pensée de supposer rien de ce genre entre Dieu le Père et Dieu le Fils. Bien plus, un fils des hommes ne procède pas même de son père et de sa mère en même temps: car quand il procède du père dans la mère, il ne procède pas de la mère, et quand il procède de la mère pour paraître au jour, il ne procède pas du père. Or, le Saint-Esprit ne procède pas du Père dans le Fils, puis du Fils pour sanctifier la créature; tuais il procède à la fois de l’un et de l’autre, quoique le Père ait donné au Fils que le Saint-Esprit procède de lui comme du Père. En effet, nous ne pouvons pas dire que le Saint-Esprit ne soit pas vie, quand le Père est vie et le Fils aussi; par conséquent, comme le Père a la vie en lui-même, et a donné au Fils d’avoir aussi la vie en lui-même, ainsi il lui adonné que la vie procède de lui, comme elle procède du Père ( Sur l’Evang. Selon S. Jean, traité 99e, n. 8, 9. ) ». J’ai transcrit ici ce passage de mon sermon; mais c’est à des fidèles, et non à des infidèles, que je m’adresse.
Mais s’ils ne sont pas capables de voir l’image créée, de constater combien sont vraies ces trois facultés qui sont dans leur âme, qui sont trois sans être trois personnes, qui appartiennent toutes les trois à un homme qui n’est qu’une personne : pourquoi ne croient-ils pas ce que les saintes lettres nous disent de la souveraine Trinité, plutôt que de demander une explication parfaitement claire d’un mystère qui dépasse notre faible et impuissante raison humaine? Appuyés sur une foi inébranlable aux saintes Ecritures, ces témoins infaillibles, qu’ils cherchent par la prière, par l’étude et une vie vertueuse à éclairer leur intelligence, c’est-à-dire à voir, autant que possible, des yeux de l’esprit ce qu’ils admettent avec la certitude de la foi. Qui les empêche de faire cela? ou plutôt qui ne les y exhorte pas? Mais s’ils pensent qu’il faut nier ces mystères, parce que leur aveugle intelligence ne peut les pénétrer, faudra-t-il que les aveugles de naissance nient aussi l’existence du soleil? La lumière luit donc dans les ténèbres, et si leurs ténèbres ne la comprennent pas (Jean, I, 5 ), qu’ils soient d’abord éclairés par le don de Dieu pour devenir fidèles et qu’ils commencent à être lumière en comparaison des infidèles; puis, ce fondement établi, qu’ils soient édifiés vers ce qu’ils croient, afin de mériter de voir un jour. Car il est des choses que l’on croit avec la certitude de ne jamais les voir. Par exemple, on ne reverra plus le Christ sur la croix ; et cependant si on ne croit pas cet événement, qui s’est passé, qui s’est vu, mais qu’on doit désespérer de voir se reproduire, on ne saurait parvenir au Christ tel qu’il doit être vu pendant l’éternité. Pour ce qui concerne cette souveraine, ineffable, immatérielle et immuable nature qu’il faut voir d’une manière quelconque par les yeux de l’intelligence, nulle part le regard de l’âme humaine ne s’y exerce mieux, sous la simple direction de la règle de foi, que dans ce que l’homme lui-même a dans sa nature qui l’élève au-dessus des autres animaux et qui est supérieur aux autres parties de son âme, c’est-à-dire dans son intelligence car à l’intelligence il est accordé de voir jusqu’à un certain point dans les choses invisibles; c’est à elle, faculté intérieure et juge assise sur un siége élevé et honorable, que les sens apportent toutes les questions à décider, et elle n’a pas de supérieur à qui elle doive soumission et obéissance, si ce n’est Dieu.
Mais au milieu des longues discussions auxquelles je me suis livré et où j’ose confesser que je n’ai rien dit qui soit digne de cette souveraine et ineffable Trinité, mais que la science divine est merveilleusement élevée au-dessus de moi et que je n’y puis atteindre (Ps., CXXXVIII, 6 ) : au milieu de tout cela, dis-je, où donc, ô mon âme, où donc crois-tu être, où es-tu (571) prosternée, où es-tu debout , en attendant que celui qui a pardonné toutes tes iniquités guérisse toutes tes langueurs (Ps., CII, 3 )? Tu reconnais sans doute, que tu es dans cette hôtellerie où le charitable Samaritain conduisit celui qu’il trouva percé de mille coups par les voleurs et à demi mort (Luc., X, 30-34 ). Et cependant tu as vu bien des vérités, non avec les yeux qui voient les objets sensibles, mais avec ceux que demandait celui qui disait: « Que mes yeux voient l’équité (Ps., XVI, 2 ) ». Oui, tu as vu bien des vérités et tu les as discernées à l’aide de la lumière même qui te les a fait voir; élève maintenant tes yeux jusqu’à cette lumière même et fixe-les-y, si tu peux. Là tu verras quelle différence il y a entre la naissance du Verbe de Dieu et la procession du Don de Dieu; pourquoi le Fils unique a dit que le Saint-Esprit n’est pas engendré du Père — autrement il serait son frère — mais qu’il en procède. D’où il suit que l’Esprit des deux étant une certaine communication consubstantielle du Père et du Fils, il ne peut — loin de nous cette erreur — être appelé leur fils. Mais tu ne peux fixer là ton regard, pour distinguer nettement, clairement, ce mystère; je le sais, tu ne le peux. Je dis la vérité, je me la dis à moi-même, je sais ce qui m’est impossible cependant ce même regard te découvre en toi trois choses où tu peux reconnaître une image de cette souveraine Trinité, que tu ne saurais encore contempler d’un oeil fixe. Il te démontre qu’il y a en toi un verbe vrai, quand il est engendré de ta science, c’est-à-dire quand nous disons ce que nous savons, bien que nous ne prononcions ni des lèvres ni de la pensée aucune parole appartenant à aucune langue; seulement notre pensée se forme de ce que nous connaissons, puis il se produit dans le regard de la pensée une image parfaitement semblable à la pensée même que la mémoire renfermait, et ces deux choses, comme qui dirait le père et le fils, sont unies par la volonté ou l’amour qui vient se poser en tiers.
Mais que cette volonté procède de la pensée — car personne ne veut ce dont il ignore absolument l’existence ou la nature — et que cependant elle ne soit pas l’image de la pensée; par conséquent qu’on retrouve dans cette chose tout intellectuelle la différence entre la naissance et la procession, puisque voir par la pensée n’est pas la même chose que désirer, ou jouir par la volonté : c’est ce que voit et distingue celui qui en a la faculté. Cette faculté, tu l’as eue, ô mon âme, quoique tu n’aies pu et ne puisses encore exprimer suffisamment par le langage ce que tu as péniblement aperçu à travers le brouillard des images matérielles qui ne cessent d’obséder les pensées humaines. Mais cette lumière, qui n’est pas toi, t’a aussi fait voir qu’il y a une différence entre les images immatérielles des objets matériels et la vérité qui apparaît à l’intelligence quand nous les avons écartées. Cela et d’autres choses également certaines, cette lumière les a fait briller à ton regard intérieur. Qu’est-ce qui t’empêche donc de la contempler elle-même d’un oeil fixe, sinon ton infirmité? Et d’où vient cette infirmité, sinon de l’iniquité? Par conséquent, qui guérira toutes tes langueurs, sinon Celui qui a pardonné toutes tes iniquités ? Il vaut donc mieux terminer ce livre par la prière que par la discussion.
