CHAPITRE XIII.
MORT VOLONTAIRE DE JÉSUS-CHRIST.
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L’âme qui est préposée au corps de l’homme, meurt à la grâce, quand elle se sépare de Dieu, et le corps lui-même meurt, quand l’âme l’abandonne. Mais parce que cette dernière mort est un châtiment, il est juste que l’âme qui s’est volontairement éloignée de Dieu, quitte même involontairement le corps auquel elle est unie. Ainsi la mort que nous subissons malgré nous, est la peine du péché que nous avons librement commis. Car pour que l’âme quitte volontairement le corps, il faut qu’elle-même lui fasse violence et lui donne un coup mortel. Or, Jésus-Christ notre divin médiateur a voulu subir librement la (412) mort pour nous prouver combien, en la subissant, il était exempt de péché. Il est donc mort parce qu’il l’a voulu, quand il l’a voulu, et de la manière dont il l’a voulu. Et en effet, c’est en tant qu’uni au Verbe de Dieu qu’il a dit comme homme: « J’ai le pouvoir de donner ma vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre. Nul ne me l’ôte, mais je la donne moi-même, et je la reprends de nouveau (Jean, X, 18 ) ». Aussi voyons-nous par le récit des évangélistes, que tous ceux qui furent présents à la mort de Jésus-Christ, s’étonnèrent de l’entendre pousser ce grand cri qui annonçait que notre péché était effacé, et qui précéda immédiatement son dernier soupir. Car d’ordinaire le supplice de la croix amenait une longue agonie, comme le prouvent les deux voleurs auxquels il fallut rompre les bras et les jambes afin de hâter leur mort, et pour que les corps ne restassent pas exposés le jour du sabbat. La mort de Jésus fut donc une sorte de miracle, et Pilate en jugea ainsi, quand on vint lui demander la permission de rendre au corps du Sauveur les honneurs de la sépulture (Marc, XV, 37 ; Jean, XIX, 30 ) ».
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Mais cet esprit de mensonge qui a été pour l’homme un médiateur de mort, voudrait en vain nous fermer les sources de la vie par ses prétendues expiations, et ces cérémonies impies et sacriléges, avec lesquelles il se joue de notre orgueil. Exempt de la mort du corps, mais condamné aussi à ne jamais recouvrer la vie de l’âme, il n’a été que trop heureux d’avoir pu, n’étant lui-même blessé à mort que dans l’âme, nous frapper de mort dans l’âme et dans le corps. Quant au miracle de la résurrection, il passe évidemment son pouvoir, puisqu’il est tout ensemble le sacrement de notre régénération, et le modèle de la résurrection qui doit s’accomplir au dernier jour. Au contraire, le vrai médiateur de la vie qui est toujours vivant en son âme, est ressuscité en cette même chair qui avait subi la mort, et il combat pour nous contre le démon. De son côté, cet esprit rebelle, mort lui-même à la grâce, et auteur de la double mort qui frappe l’homme, s’efforce d’affermir son règne dans le coeur de tous ceux qui croient en lui. Mais le Sauveur Jésus le chasse de ce royaume intérieur, et ne lui permet que d’exercer au dehors sa rage et ses efforts impuissants.
Il voulut même souffrir que cet esprit mauvais le tentât, afin de nous venir en aide pour surmonter la tentation, par sa grâce et par son exemple. C’était vainement que d’abord il avait cherché à le vaincre par des tentations intérieures, quand Jésus-Christ après son baptême se fut retiré dans le désert, et que le démon lui tendit les plus captieuses embûches. Sans doute cet esprit mort à la grâce n’eut aucune prise sur celui qui était vivant de la vie de l’Esprit-Saint; mais acharné à frapper l’homme de la mort du péché, il essaya contre le Christ toute sa malice, et l’attaqua, autant qu’il lui fut permis, dans cette chair par laquelle le médiateur vivant et immortel était devenu comme nous faible et mortel. Toutefois il ne réussit alors en aucune de ses diverses suggestions; et lorsque, usant du pouvoir qu’il avait reçu du dehors, il eut fait attacher le Sauveur à la croix, il perdit tous ses droits à la domination intérieure qui lui assujettissait nos âmes.
Et, en effet, la mort de Jésus-Christ, qui n’avait été en lui précédée d’aucun péché, brisa soudain les chaînes multipliées des nombreux péchés de l’homme. Ainsi le Sauveur, en souffrant pour nous la mort qui ne lui était point due, a fait que celle que nous subissons justement, ne puisse nous nuire. Au reste, personne n’avait le pouvoir de lui ôter la vie, et lui-même il s’en est dépouillé volontairement. Car, puisqu’il pouvait ne point mourir, s’il l’eût voulu, il est certain que la mort a été en lui un acte libre et spontané. Aussi l’Apôtre nous dit-il que Jésus-Christ « a exposé en spectacle avec une pleine autorité les principautés et les puissances, après avoir triomphé d’elles en lui-même (Coloss., II, 15 ) ». Sa mort a été, en effet, un vrai sacrifice, dont les mérites nous sont appliqués, et qui a racheté, expié et effacé entièrement nos péchés, en sorte que les principautés et les puissances de l’enfer ne peuvent plus réclamer notre condamnation. Et de plus, sa résurrection est pour nous le modèle de cette vie nouvelle à laquelle « il a appelé ceux qu’il a prédestinés; or, ceux qu’il a appelés, il les a justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a glorifiés(Rom., VIII, 30 ) ». L’homme, en consentant librement aux séductions du démon, était en toute justice devenu son esclave; et cet esprit mauvais, affranchi lui-même de la corruption de la chair et du sang, s’enorgueillissait de la victoire que lui avait (413) procurée sur un être faible et infirme, la fragilité d’une chair mortelle. Il se complaisait donc en ses richesses et sa puissance, et insultait insolemment à notre misère et notre malheur. Mais voilà que soudain la mort de l’Homme-Dieu est venue détruire sa domination. Car s’il n’a point suivi le pécheur dans l’abîme où il l’avait précipité, il n’a point laissé d’y pousser celui qui devait être le Rédempteur du monde.
C’est ainsi qu’en se soumettant comme nous à la mort, le Fils de Dieu a daigné se faire notre ami, tandis que notre superbe ennemi, en évitant cette même mort, croyait assurer au-dessus de nous sa grandeur et sa prééminence. N’est-ce pas en effet ce divin Rédempteur qui a dit: « Personne ne peut témoigner un plus grand amour qu’en donnant sa vie pour ses amis (Jean, XV, 13 ) »? Aussi le démon se crut-il lui-même supérieur à Jésus-Christ, parce que celui-ci parut dans sa passion lui céder la victoire, et parce qu’alors s’accomplit en lui cette parole du psalmiste : « Vous l’avez pour un peu de temps abaissé au-dessous des anges (Ps., VIII, 6 ) ». Mais le Christ innocent, qui a été injustement mis à mort, a vaincu justement l’esprit mauvais qui nous tenait sous sa légitime domination. Il nous a donc délivrés de la captivité où le péché nous avait plongés, et il l’a chargée elle-même de fers. En un mot, le sang du juste qui a été injustement répandu, a effacé le décret de notre condamnation, et il a mérité aux pécheurs la grâce du salut et de la rédemption.
- Cependant cette mort elle-même du Christ sert aujourd’hui encore au démon pour tromper ses adeptes. Car jouant le rôle de faux médiateur, il leur persuade qu’il les purifiera de leurs péchés au moyen de certains rites qui n’ont d’autre efficacité que de les plonger plus profondément. Et néanmoins l’orgueil pousse alors ces malheureux à déverser tout d’abord l’ironie et le mépris sur la mort de Jésus-Christ, et puis à exalter au-dessus de lui la sainteté et la divinité de l’esprit mauvais, parce qu’il ne s’est point soumis au supplice de la croix. Mais le démon ne compte plus qu’un petit nombre d’adhérents, parce que de toutes parts les gentils ouvrent les yeux, et qu’ils viennent humblement boire aux sources du salut. Plus leur confiance au Christ rédempteur s’accroît et s’affermit, et plus ils abandonnent le démon pour accourir vers le divin Rédempteur. C’est qu’à l’insu même de cet esprit mauvais, la sagesse divine sait excellemment faire servir sa fureur et ses piéges au salut des fidèles. Et en effet elle atteint avec force de l’extrémité supérieure qui est la création de l’âme, à l’extrémité inférieure qui est la mort du corps, et elle dispose toutes choses avec douceur. Or, elle atteint ainsi d’une extrémité à l’autre à cause de sa pureté, et parce que rien de souillé n’est en elle (Sag., VIII, 1, VII, 24, 25 ).
Mais si le démon peut se glorifier de ne point être assujetti à la mort du corps, et s’il s’en fait un titre d’honneur et de vanité, il ne saurait éviter cette autre mort qui lui est réservée dans les flammes éternelles de l’enfer. Car ces flammes ont la propriété, et de torturer les âmes, et de faire souffrir tous les corps terrestres et aériens. Quant à ces hommes orgueilleux qui méprisent Jésus-Christ parce qu’il a été crucifié, quoique ce supplice soit le prix inestimable dont il a payé notre rançon, ils n’éviteront point cette première mort qui par suite du péché originel est devenue le triste apanage de notre nature, et de plus ils seront précipités avec le démon dans la seconde mort des enfers. Ils préfèrent à Jésus-Christ cet esprit mauvais qui les a perfidement soumis à une mort dont la nature le préservait, et à laquelle le divin Sauveur a daigné s’assujettir par un effet de sa grande miséricorde à notre égard. Cependant ces mêmes hommes ne font aucune difficulté de se croire meilleurs que les démons, et ils ne cessent de les détester et de les poursuivre de leurs malédictions, quoiqu’ils sachent que ces esprits mauvais n’ont jamais subi ce supplice de la croix, qui est le principe et le motif de tous leurs mépris envers Jésus-Christ. C’est qu’ils ne veulent point considérer que le Verbe de Dieu, tout en restant ce qu’il est par sa divinité, c’est-à-dire immuable en son essence, a bien pu souffrir en l’infériorité de la nature humaine, qu’il avait daigné prendre, une mort dont l’esprit impur est à l’abri, parce qu’il n’a point un corps terrestre et mortel. Ainsi, malgré leur évidente supériorité sur les démons, la chair qu’ils portent les soumet à la mort; et de même les démons qui n’ont point un corps composé de sang et de chair, sont exempts de la mort. (414) Mais ces hommes peuvent-ils raisonnablement attendre quelque résultat efficace de diverses expiations auxquelles ils s’assujettissent? Car ou ils ignorent qu’ils offrent ces sacrifices à des esprits trompeurs et orgueilleux, ou s’ils le savent, comment se persuadent-ils qu’ils feront utilement alliance avec des êtres perfides et envieux, dont toute l’occupation est de ruiner l’oeuvre de notre salut?